- Année zéro
- BALADE SENTIMENTALE DU BAS BELLEVILLE
- Civilisation XX
- Corps de femme 1 – le marteau
- Corps de femme 2 – le ballon ovale
- Corps de femme – variation #2
- Corps de femme 3 – les haltères
- Ce que j’ai vu et appris au Goulag
- Desesperanto
- Je suis moi
- La guerre de mon père
- Les enfants de la terreur
- Même pas morte
- La folie de Janus
- Les Murs parlent
- Le risque zéro ça n’existe pas
- Le Voyage Cosmique
- Oxygène
- Vous en rêvez (Youri l’a fait)
- Qui a tué Ibrahim Akef ?
- Qui ne travaille pas ne mange pas
Qui ne travaille pas ne mange pas – Articles de presse
La Repubblica.it / Laura Putti / "A Parigi uno spectacolo mette in scena la tragedia dei campi di prigionia sovietici raccontata da Solgenitzin" / 29.12.2004A Parigi uno spectacolo mette in scena la tragedia dei campi di prigionia sovietici raccontata da Solgenitzin
PARIGI – Tra il 1930 e il 1947 passano per i gulag tra gli undici e i 15 milioni di cittadini sovietici. Oltre ai lavori forzati (il primo dei quali è l’ inutile scavo a mani nude del granito del canal Baltico, 250 chilometri del Belomorkcanal mai utilizzato perché non abbastanza profondo) la rieducazione dei prigionieri politici passa anche per il teatro e la musica. Nei campi si organizzano compagnie teatrali e gruppi musicali che, scampando ai lavori più duri, viaggiano per gli altri gulag ed anche per i teatri cittadini. Chi, dopo un’ audizione, riesce a entrare in una compagnia sa che avrà cibo, vestiti puliti, ambienti riscaldati. Ma sa anche che dovrà cantare canti patriottici e rappresentare scene inneggianti allo stalinismo. Lo stesso Solgenitzin, in Arcipelago gulag, racconterà di aver tentato di far parte di una compagnia, ma di aver soltanto ottenuto piccoli sporadici ruoli. La storia del teatro nei gulag ha appassionato una giovane regista francese. Si chiama Judith Depaule, ha 35 anni, 7 dei quali trascorsi viaggiando tra la Francia e la Russia alla ricerca di testimonianze di sopravvissuti. Alla fine, grazie a una quarantina di interviste con ex detenuti impegnati come attori e musicisti nei campi staliniani, la Depaule ha montato uno spettacolo. S’ intitola Qui ne travaille pas ne mange pas, chi non lavora non mangia, (frase di una canzone di Solgenitzin: «per vivere avvantaggiati, per bere e per mangiare, dobbiam la terra scavare»), fino al 5 dicembre è stato nel Théâtre di Gennevilliers (“scena drammatica nazionale” alla periferia parigina) e fino ai primi di febbraio sarà in tournée in Francia.
È uno spettacolo inconsueto, diretto, toccante, senza manierismi o ammiccamenti, lontano dalle mode teatrali. In scena nove attori (due anche musicisti), dei quali tre russi. In alto, sulla destra e sulla sinistra, due piccoli schermi proiettano per un’ ora e mezza lo sguardo fisso di due persone anziane, una donna e un uomo, chiaramente ex detenuti dei gulag. Scorre un film di propaganda, con l’ animazione che sembra dell’ epoca (pura avanguardia sovietica anni 30), ma che è invece una perfetta ricostruzione. Poi i nove personaggi raccontano le loro storie, tutte uguali eppure molto diverse, che li condurranno a diversi destini. Vediamo le audizioni, le prove, gli spettacoli. C’ è molta musica: marce militari, folklore sovietico, canzoni patriottiche che esaltano le attività nei campi (“In una brigata non fare niente/è una cosa da esecrare/ma come Stakanov lavorare/è quello che bisogna fare”). La scena, ingegnosa, cambia attraverso il movimento di enormi cubi: le facce dei cubi formano ora il volto di Stalin, ora slogan politici, perfino una Madonna Addolorata. Diventano luogo di rappresentazione. Palchi, piedistalli, passerelle.
«Sono partita da una domanda» dice, dopo lo spettacolo, Judith Depaule. «Com’ è possibile che anche nelle situazioni più estreme, sotto regimi totalitari, nelle terribili condizioni di prigionia del gulag, l’ arte possa esistere e, a suo modo, prosperare?». Lo spettacolo mette in scena la verità trovata negli archivi nei luoghi dei gulag (Magadan, Vorkuta, Petchora, Inta); le canzoni e le scene di spettacoli teatrali sono tutte originali, scoperte nei racconti dei quaranta sopravvissuti. «Mi hanno raccontato di come il teatro li abbia aiutati a dimenticare quello che vivevano, di come in fondo la loro diventava una vita libera: la realtà vissuta come un artificio e l’ artificio che diventa realtà. Ci sono almeno quattro grandi attori russi che si sono formati nei gulag e che hanno sempre detto che il campo è stato la loro scuola. Un regista, che prima di entrare in un gulag era stato assistente di Mejer’ chold, e che quando è uscito – rieducato – dal campo ha montato almeno sessanta spettacoli di teatro classico, ha sempre detto che la Traviata messa in scena a Magadan è stato in assoluto il suo spettacolo più bello». L’ aspirazione di Judith Depaule sarebbe quella di portare Qui ne travaille pas ne mange pas in Russia. «Questo spettacolo mi ha profondamente cambiata» dice. «Ha cambiato il mio rapporto con la memoria; ha rafforzato il dovere della memoria. Mi sono chiesta: che cosa si trasmetteva di generazione in generazione? E perché la società di oggi e le nuove generazioni hanno creato una distanza con i nonni? Questo spettacolo m’ ha insegnato ad amare i miei nonni».
Laura Putti
Un spectacle sur le théâtre dans le goulag qui pose clairement le problème du rapport entre la fiction et le réel
Saisi dans la cohorte des spectacles lénifiants de la première partie de la saison théâtrale, Qui ne travaille pas ne mange pas de Judith Depaule fait vraiment figure d’exception et d’empêcheur de tourner et de penser en rond. Il a en effet le double culot d’interroger de manière frontale et même intempestive le rapport du théâtre à la réalité, historique ou pas, et d’aborder un sujet qui fait froid dans le dos. Il est question du goulag qui, avec sa multitude de camps de déportation et de relégation constellant à partir des années trente une bonne partie du vaste territoire de l’Union soviétique du petit père Staline, gangrène encore nos consciences. Comme par surcroît, Judith Depaule, qui a conçu et mis en scène ce spectacle, prend bien soin de préciser dans ses notes d’intention qu’elle entend savoir « comment aborder la représentation d’un monde révolu dans un monde actuel où le devoir de mémoire heurte nos consciences », même sans se « plier à l’exercice de la reconstitution historique », on se dit que nous voilà embarqués dans une drôle de soirée plus ou moins didactique où la notion de spectacle risque d’être interrogée par défaut. Or le premier mérite de Qui ne travaille pas ne mange pas est précisément de tenter (et pour une part de parvenir) à apporter une réponse à la question posée par son metteur en scène. Nous sommes bien et nous demeurons dans le registre du spectacle comme semble le souligner le sous-titre : « revue de théâtre au Goulag ». Ce qui est mis en œuvre sur le plateau, c’est effectivement une sorte de revue de cabaret avec musique (omniprésente : l’orchestre est visible et tous les comédiens sont appelés à jouer d’un instrument), chants, danse, films, le tout dans une tonalité plutôt éclatante. Il ne faut pas aller chercher bien loin : Judith Depaule lorgne et rappelle intelligemment tout ce qui, en la matière, s’est fait, s’est inventé, en matière artistique et théâtrale, dans les années vingt et trente en URSS. Clins d’yeux et citations des futuristes, des constructivistes ; la scénographie évolutive de Chloé Fabre y fait plus qu’allusion. et là, théâtralement, la « revue » tient joyeusement et efficacement la route. Sans que jamais par ailleurs le sujet évoqué ne soit perdu de vue. On sent Judith Depaule et son équipe plutôt à l’aise. C’est qu’elle opère là dans un registre qui est le sien, dans un style peaufiné dans des collectifs : celui de Sentimental Bourreau dont la base était au départ musical, celui d’Aglaé Solex où furent expérimentés des spectacles, installations, performances avec musique encore et toujours, vidéo, dispositifs multimédia, etc, sans jamais oublier un travail au plus près du texte.
Il y a là, grâce à l’utilisation du détour, du décalage, de la distance, une appréhension et une restitution de la réalité qui apportent une belle et juste réponse aux questions posées par le théâtre documentaire. Le jeu collectif des comédiens (musiciens venant faire les acteurs, acteurs jouant de la musique ; refus d’interpréter, d’incarner des personnages au sens traditionnel du terme, etc.) va dans le même sens. C’est bien sûr la question du réalisme qui se trouve ainsi posée. Dès lors, aussi, le théâtre peut se permettre d’approcher de ses propres limites, peut envisager de représenter ce qui est de l’ordre de l’irreprésentable.
Les solutions théâtrales sont intéressantes. Mais Qui ne travaille pas ne mange pas joue sur bien d’autres registres et pose donc d’autres types de questions. D’abord parce qu’au cœur de la question du goulag, Judith Depaule a choisi un sujet bien particulier, celui des représentations théâtrales données à l’intérieur même du système. Le programme élaboré et conçu dans le goulag ayant favorisé une importante et très diversifiée activité théâtrale. Le sous-titre, ici, Revue de théâtre au goulag, est à prendre au pied de la lettre. Mais du théâtre documentaire, on passe aussi au théâtre mis en abyme.
Sur cette thématique théâtrale dans le goulag, Judith Depaule s’est abondamment documentée, recueillant de nombreux témoignages. C’est peut-être malheureusement là où le bât blesse. Le matériau accumulé s’avère trop riche : qu’en faire ? Quels témoignages conserver ? Judith Depaule finit par choisir l’histoire d’un scénographe qui se suicide. Histoire elle aussi authentique, mais qu’importe, qu’est-ce que l’authenticité au théâtre ? Le spectacle dès lors s’oriente vers le récit, devient poignant, mais pas forcément convaincant. Sans doute y manque-t-il tout simplement la force d’une véritable écriture théâtrale démarquée de la véracité des faits. Ce qu’en creux ou par défaut Qui ne travaille pas ne mange pas fait surgir, c’est le problème même de la fiction théâtrale et en fin de compte de la place du spectateur. Ne serait-ce qu’à ce titre, il s’avère éminemment précieux. Indépendamment de ses réelles qualités.
Jean-Pierre Han
Qui ne travaille pas ne mange pas, conçu et mis en scène par Judith Depaule. Tournée en janvier à Nancy, Amiens et Gap.
La revue du goulag pétille à Saint-Gervais
Loin du pathos, Qui ne travaille pas ne mange pas fait rire et réfléchir.
C’est un peu leur dernier métro à eux. Celui qui rend l’évasion possible. Face à la politique de déshumanisation des goulags soviétiques, le théâtre fut parenthèse désenchantée mais indispensables pour des milliers de détenus.
A Saint-Gervais, Judith Depaule vous propose d’être des leurs. Côté spectateur, certes, mais en suivant leur itinéraire. On passe donc par la cour, où un peintre achève une fresque à la gloire du travail, puis par les couloirs ponctués de slogans. Voilà la scène. Au premier plan un écran qui, sur le mode burlesque, décline en images ce que furent ces années-là. De plomb, comme en témoignent les différents personnages en évoquant les raisons de leur internement.
Dieu qu’Ubu était grand au pays des Soviets. Le voilà convié au music-hall avec Staline. Aux comédiens d’en tirer substance. Comme ils savent tout faire, chanter, jouer d’un instrument, mimer l’épuisement, on a vraiment l’impression d’y être. D’emblée, montrant en cela que leurs personnages ont su préserver leurs âmes, ils nous touchent, nous amusent, nous divertissent.
La mise en scène inventive, qui pioche dans le constructivisme sans s’y enliser, assure la cohésion d’une pièce qui mêle allègrement les genres. En dépit de quelques longueurs on ne décroche jamais. Traitant le sujet avec sensibilité, Judith Depaule évite soigneusement la caricature. La réalité, qui tire sa ligne jusqu’à l’émergence du drame, suffit, à la charge.
Pour finir, rendons à César ce qui appartient à César : contrairement à ce que nous avions écrit, le Musée d’ethnographie de Genève est à l’origine de l’exposition Goulag, le peuple des zeks (jusqu’au 2 janvier à l’Annexe de Conches). Et c’est dans ce cadre qu’il a soutenu la venue du spectacle de Judith Depaule à Genève. Grâce lui en soit rendue.
Lionel Chiuch
Qui ne travaille pas ne mange pas, jusqu’au 19 décembre à Saint-Gervais.
Au goulag, jouer c’est survivre un peu
THÉÂTRE De son enquête sur le théâtre dans les camps soviétiques, Judith Depaule a tiré un spectacle. « Qui ne travaille pas ne mange pas » est à voir jusqu’à dimanche au Théâtre de Saint-Gervais, à Genève.
« Qui ne travaille pas ne mange pas ». C’est un slogan parmi d’autres, comme il en existait des dizaines dans les camps staliniens. C’est aussi le titre d’une proposition artistique pour le moins saugrenue : raconter au théâtre… le théâtre au goulag. Car dans les camps soviétiques, la scène est un outil de propagande qui a pour mission de redresser les âmes déviantes. « Ceux qui jouaient étaient censés se rééduquer eux-même tout en rééduquant les spectateurs » ; explique la française Judith Depaule, metteure en scène, comédienne et traductrice du russe. Qui précise que, « paradoxalement, la scène était aussi un moyen de survie pour les prisonniers ». Des années durant, cette jeune thésarde de 35 ans a enquêté sur le fonctionnement du théâtre au goulag et recueilli les témoignages d’anciens détenus comédiens. A partir de ses recherches, elle a créé un spectacle, une « revue de théâtre au goulag », à découvrir jusqu’au 19 décembre à Saint-Gervais. Rencontre.
Le Courrier : Que jouait-on sur les scènes du goulag ? Judith Depaule : D’abord, les détenus se produisaient dans deux types de lieux. Ceux que l’on dit fermés, situés à l’intérieur du camp, dans les réfectoires ou les baraquements. Les comédiens, amateurs pour la plupart, faisaient de l’agit-prop, jouaient des chroniques journalières, des pièces en un acte. Et puis il y avait les théâtres ouverts, situés à l’extérieur, d’avantage destinés à la direction des camps et à la population libre. On y jouait presque l’équivalent du répertoire des théâtres en liberté : des opérettes, soviétiques ou non, des classiques, du music-hall. Beaucoup de spectacles musicaux en somme.
C. : Faire du théâtre au goulag, qu’est ce que cela représentait pour les détenus-comédiens ? J.D. : Une chance de survie énorme. Les comédiens bénéficiaient d’un statut privilégié : d’abord, ils n’étaient pas astreints aux travaux d’intérêts généraux. Ils se nourrissaient souvent mieux et répétaient au chaud. Ils avaient même le droit de conserver leurs cheveux. La mixité était de mise : les femmes et les hommespouvaient communiquer librement. Les théâtres ouverts représentaient un véritable accès au monde, puisque les troupes réunissaient des détenus et des personnes libres.
C. : Comment la direction des camps choisissait elle les comédiens? J.D. : Elle repérait les artistes professionnels en examinant les dossiers des détenus. Mais les chefs procédaient aussi à une sorte de chasse aux talents. Ils faisaient passer des auditions dans tous les baraquements pour repérer les bons chanteurs, les bons danseurs… En fait, la règle du théâtre au goulag, c’est qu’on apprenait sur le tas. Les artistes étaient très polyvalents, ils se transmettaient leur savoir d’un corps de métier à l’autre.
C. : D’où votre idée de «revue», un spectacle de variétés créé selon les compétences des comédiens? J.D. : La revue est une forme que l’on retrouve beaucoup sur les scènes des camps. Et pour cause. Quand on n’a pas assez d’artistes pour monter un spectacle classique, on colle des numéros les uns aux autres et on les relie avec de la musique. Pour raconter le goulag, il me paraissait juste de fonctionner comme ça, en juxtaposant des tableaux qui puissent chacun dégager leur univers propre.
C. : Avez-vous introduit des éléments de fiction dans le spectacle? J.D. : Non, je ne me suis appuyée que sur des faits réels. Bien sûr, j’ai agencé des bribes de vies qui n’ont pas eu lieu ensemble. Mais tout le répertoiree qu’on entend sur scène, par exemple, qu’il s’agisse de théâtre ou de musique, a bien été joué dans les camps. J’ai aussi choisi d’utiliser telle qu’elle la parole d’anciens détenus. Leurs témoignages s’organisent en trois moments clés : l’arrestation, leur rapport au théâtre, leur vie après les camps.
C. : Votre spectacle a tourné dans de nombreuses villes de France. Sera-t-il joué en Russie? J.D. : On en rêve, c’est sûr. Mais rien n’est décidé pour l’instant.
Raphaële Bouchet
Les témoignages recueillis par Judith Depaule sortiront en 2005 chez Hachette Littérature. Théâtre Saint-Gervais, 5 rue du Temple, Genève, j’usqu’au 19 décembre.
Le théâtre dans les camps staliniens
Montée par une jeune metteur en scène qui mène des recherches sur le théâtre dans les camps soviétiques, une « revue de théâtre au goulag » donne à voir un aperçu de ce que peut être un espace de liberté dans un lieu d’enfermement. Dans ce spectacle qui mêle les genres, Judith Depaule relève avec sensibilité le défi d’associer devoir de mémoire et liberté théâtrale.
Lorsqu’il arrive dans la salle, le spectateur est intrigué par cette voix féminine qui l’avertit avec une ferme neutralité : il doit rester dans les rangs, tout pas de côté sera puni « sans sommation ». Le silence est de mise. Face à la scène, le slogan trône, à la soviétique : « Qui ne travaille pas ne mange pas ». Le spectateur est dans le spectacle. De chaque côté, un écran montre le visage d’un homme et d’une femme. Photo ? Non, vidéo. Ces deux là, dont on entendra une bribe du témoignage en russe, ne quitteront pas des yeux le spectateur, témoins-acteurs eux aussi, qui nous rappellent qu’il ne s’agit pas ici de fiction.
Devoir de mémoire
Judith Depaule a sillonné la Russie, elle a visité les anciens lieux de détention (Magadan, Vorkouta, Petchora, Inta), rencontré certains de ces détenus qui avaient alors pratiqué ou fréquenté le théâtre dans les camps staliniens. Elle a travaillé dans les archives également, et rassemblé un matériau inédit, s’interrogeant sur la manière d’aborder la représentation d’un monde révolu dans une réalité, la nôtre, où le devoir de mémoire heurte les consciences, quand il ne paraît pas désuet. Ce n’est pas à la légère sans doute que J. Depaule a dédié son travail à celles et ceux qui ont accepté de se souvenir, ainsi qu’à celles et ceux qui en ont été empêchés. Ce n’est pas à la légère non plus que les spectateurs reçoivent ce témoignage qui, pour être poignant, n’en oublie pas pour autant l’humour.
La « revue » se compose de bribes de vie, de documents officiels, d’extraits du répertoire joué dans les camps, de situations consignées par la mémoire des témoins, de reprises des musiques de l’époque, auxquelles se juxtaposent les compositions originales de Fred Costa et Frédéric Minière, de vidéos documentaires ou spécialement créées pour l’occasion. Cet apparent désordre permet de donner la véritable dimension de ce qui se joue là. Car il ne s’agit pas seulement d’un témoignage émouvant, mais bien plus d’une construction très aboutie qui se calque dans sa forme sur ce que pouvaient être les revues présentées alors dans les camps, mêlant amateurs et professionnels, rigueur et bricolage, tragique et situations dérisoires. Judith Depaule raconte, pour faire comprendre en faisant vivre.
Un montage constructiviste
Le spectacle s’ouvre et se ferme sur le témoignage des personnages : incrédules pour la plupart lors de leur arrestation (mieux, la quasi-totalité est persuadée qu’il s’agit d’une simple erreur), certains vont le rester bien des années après leur libération (telle femme raconte qu’elle a ensuite de nouveau grossi les rangs du Parti, ne comprenant qu’en 1991 la responsabilité de ce dernier dans cette « erreur »).
La vidéo occupe une place importante dans le travail de Judith Depaule. En prologue, un faux film de propagande animé, très « sotsart », consacré à l’histoire du goulag rappelle que, de 1930 à 1960, des millions de détenus ont croupi dans les camps. Contre cette violence, l’activité théâtrale, vue d’abord par le gouvernement soviétique comme cette fameuse « entreprise d’orthopédie sociale »[1] destinée à rééduquer les esprits réfractaires, va peu à peu devenir, par un glissement que souligne délicatement le spectacle, un véritable espace de liberté, tant pour les acteurs que pour les spectateurs ou même les responsables de camps qui s’ennuient tellement dans ce monde clos et pourront en outre se targuer d’avoir installé un lieu de culture là où, « hier encore, il n’y avait que des ours blancs ».
La musique est, elle aussi, très présente. La revue est un programme de variétés, qui fait se succéder des numéros ou saynètes, fonction des compétences de chacun et des moyens du bord : chants patriotiques entonnés d’abord sans grande conviction, opérette, jazz. Les acteurs donnent ici toute leur mesure, puisqu’ils savent être aussi musiciens, danseurs et chanteurs, s’exprimant tour à tour en français ou en russe.
Le spectacle agence donc une suite de tableaux (audition, terrorisante pour certains), fabrication du spectacle (cet excellent moment où le metteur en scène demande à ses acteurs stupéfaits de jouer leur scène « à l’indienne »), répétitions (l’ode à Staline, un personnage précisant que « nous détestons Staline, mais nous sommes tous de tels patriotes que nous chantons avec beaucoup de plaisir les chants soviétiques de l’époque »), représentation (« coup de théâtre » de la prima donna qui refuse au dernier moment de chanter, quoi qu’il lui en coûtera, puisque son auditoire n’a pas le nom de public mais celui de détenus; duo chanté et dansé, très « music-hall américain », qui vaut à ses auteurs six mois de remise de peine).
Ces tableaux sont entrecoupés de témoignages : le récit de ce que peut être une aventure amoureuse (les trois actrices entonnant à tour de rôle les couplets de leur chanson « en camp, l’amour est plus pur, en camp l’amour fait plus mal »), ou les lents monologues obsédants du scénariste à la voix de basse, Dmitri, qui raconte ses doutes, la faim, le désespoir.
Le graphisme et les slogans sont bien connus (« Remplissons la norme! », « Accélérons le rythme! »), la scénographie emprunte au constructivisme (postures des acteurs, jeu de cubes présentant tour à tour le visage obsédant de Staline ou celui d’une kolkhozienne sur lequel roulent deux grosses larmes, puis se transformant en matériau pour créer une scène, un mur ou supporter une pyramide humaine). Au fond de la scène apparaît un panneau rouge, sur lequel la faucille et le marteau, la tête à l’envers, semblent dégringoler.
La scène, lieu de la vraie vie
La rigueur est de mise dans ce spectacle précis. L’évolution des personnages est doucement perceptible, s’inscrivant dans une avancée temporelle qui entraîne le spectateur. La mort de Staline, en 1953, change certes la donne, mais le spectacle ne s’achève pas là, justement. Les libérations sont évoquées, mais ne sont pas obérés les lendemains. Certains de ces anciens zeks deviendront acteurs, alors qu’il ne l’étaient pas avant leur arrestation, d’autres n’y parviendront pas. Un personnage témoigne : ces années furent peut-être finalement les plus heureuses de sa vie d’acteur. Judith Depaule a d’ailleurs fait le récit de ce paradoxe découvert lors des entretiens qu’elle a réalisés en Russie : pour les détenus, ces moments de théâtre étaient très forts. Il ne s’agit pas de nostalgie, mais du souvenir d’un travail dans lequel ils se sont donnés comme jamais.
La metteur en scène a pris le parti d’aller jusqu’au bout : Dmitri, lui, se suicide quelques mois avant sa libération, se pendant aux cintres du théâtre alors que les acteurs assurent leur performance dans l’un des décors qu’il a créés. Comme les autres, cette histoire est vraie. Pendant que ses collègues témoignent, une vidéo projette les images de ce pendu que la liberté apportée par l’activité théâtrale n’aura pas sauvé du naufrage. Et le spectateur de songer au témoignage de Varlam Chalamov dans ses Récits de la Kolyma : « Ce que j’ai vu, personne ne devrait le voir, ni même le savoir. Mais lorsqu’on l’a vu, mieux vaudrait mourir vite. » Puis d’autres images défilent, rapides : celles d’un paysage de forêt, filmées depuis un train, et celles d’une ville perdue sous la neige, prises d’un camion.
Après des applaudissements nourris, c’est une salle bien silencieuse qui se lève et repart. La corde du pendu se balance toujours au milieu de la scène et, tout au fond de la salle, la metteur en scène paraît elle aussi bien songeuse. Fascinée par ce « sourire de l’enfermement », comme elle aime à le nommer, par cette permutation entre théâtre et vie, entre artifice et réalité ? A coup sûr, dépositaire de cette parole dont elle vient de rendre le spectateur légataire et qui a montré comment, le temps d’une représentation, acteurs comme spectateurs pouvaient encore se sentir des hommes.
Céline Bayou
« Qui ne travaille pas ne mange pas » – Revue de théâtre au goulag
Conception et mise en scène : Judith Depaule
– Théâtre Dijon Bourgogne du 8 au 11 décembre 2004
– Théâtre Saint-Gervais, Genève du 14 au 19 décembre 2004
– Le Phénix Scène Nationale, Valenciennes le 7 janvier 2005
– Centre culturel André Malraux/Centre dramatique national de Nancy, Vandœuvre-lès-Nancy du 11 au 14 janvier 2005
– Maison de la Culture d’Amiens du 19 au 21 janvier 2005
– La Passerelle Scène Nationale de Gap les 3 et 4 février 2005
[1] L’expression est empruntée à Michel Foucault.
La scène est au Goulag
À partir de 1930, l’Union soviétique fut constellée d’une myriade de camps de déportation et de relégation, alimentés en effectifs par les « organes » des polices politiques. Ce fut le Goulag, littéralement « Direction principale des camps de rééducation par le travail ». On estime qu’y sont passés dix à quinze millions de personnes, dont des dizaines de milliers y sont restées, au cours de grands chantiers pharaoniques, absurdes, mortifères. En ces lieux maudits, on pratiquait souvent le théâtre aux fins d’édification. Judith Depaule a conçu et réalisé, sous forme de revue avec chants et musiques, Qui ne travaille pas ne mange pas (1). C’est une évocation du climat de ces années de terreur systématique, au cours desquelles le plus insane arbitraire régna sans partage. Forte des témoignages de survivants et s’étant bien informée sur place, Judith Depaule a dessiné un projet clair et précis. Cela commence par l’historique des camps, par le biais d’un film d’animation (Martin Depaule, Mabel Octobre) à la manière des visuels de propagande révolutionnaire des années vingt. Cela se poursuit avec des fragments de vie de détenus condamnés, de gré, de force, à se donner en spectacle pour « la bonne cause ». Une séquence d’audition carcérale situe l’enjeu. Dans la scénographie constructiviste évolutive de Chloé Fabre, les comédiens (Fred Costa, Pierre Giraud, Narmé Kaveh, Joséphine de Meaux, Frédéric Minière, Judith Morisseau, Victor Ponomarev, Ostap Tchobnovoï, Anatoli Vlassov) pratiquent de multiples instruments, égrènent leurs partitions, verbales, musicales. Certains dansent parfois. L’ensemble touche par une qualité de ferveur candide et un élan moral, de bon aloi, dans la reviviscence d’une ère d’épouvante aux séquelles toujours criantes.
Jean-Pierre Léonardini
(1) Théâtre de Gennevilliers, jusqu’au 5 décembre.
Des éléments simples et poignants
Il n’est pas rare que les prisonniers, en particulier les prisonniers de guerre, organisent entre eux des séances de théâtre. Ils décident cela d’eux-mêmes, pour penser à autre chose. Dans le Goulag, c’est la direction des camps qui tint à ce que les zeks – les déportés – créent et jouent des spectacles.
Il s’agissait de tenir les prisonniers en éveil, d’en faire de bons citoyens soviétiques. En fait, les détenus trouvèrent là un semblant d’expression personnelle, un semblant de liberté.
Judith Depaule écrit : « La réalité est vécue comme un artifice et l’artifice devient réalité. Le théâtre devient un lieu de résistance mnésique où, le temps de la représentation, acteurs comme spectateurs peuvent se sentir encore des hommes. » Judith Depaule est allée dans plusieurs ex-lieux de détention, Magadan, Vorkouta, Petchora, Inta. Elle y a recueilli de nombreux documents (écrits, audio ou vidéo) sur le théâtre au Goulag, des dizaines d’interviews d’anciens détenus. Elle présente un spectacle, Qui ne travaille pas ne mange pas, qui nous donne des informations sur la marche de ces théâtres et, surtout, fait revivre ce qu’étaient ces prestations.
Il y a, bien sûr, des musiciens. Cela pouvait aller d’un guitariste ou d’un violon à un ensemble de neuf instrumentistes.
Plusieurs de ces musiciens étaient aussi les acteurs. Avec la scénographe Chloé Fabre, Judith Depaule installe un décor d’objets blancs : escabeau, brouette, surtout un ensemble de gros cubes blancs qui permet, en alternant les positions, de former un portrait géant de Staline, une vierge d’icône aux larmes de sang, ou des slogans. Sur un écran sont projetées des images des camps, ou de paysages, de villes, qui rappellent le monde du dehors.
La plupart du temps, les spectacles étaient faits de plusieurs fragments, et Judith Depaule présente des chants et des récits, et des danses, des saynètes. Les acteurs sont vêtus de combinaisons qu’ils enlèvent pour tenir leur rôle. Le style est plutôt constructiviste, comme l’était un certain théâtre soviétique après Octobre, et tout est fait d’éléments simples, comme il s’en trouvait dans les camps, assemblés avec un soin et un art remarquables.
Judith Depaule a tenu à ce que ce spectacle ait aussi, par moments, une touche amateur. Aux côtés d’acteurs d’origine russe, Anatoli Vlassov, Ostap Tchovnovoï, Victor Ponomarev, jouent des comédiens d’ici et là, Pierre Giraud, Narmé Kaveh, Joséphine de Meaux, Judith Morisseau. La musique est de Fred Costa et Frédéric Minière. Qui ne travaille pas ne mange pas est une pièce tout à fait inhabituelle, tout à fait poignante.
Michel Cournot
Qui ne travaille pas ne mange pas, Théâtre de Gennevilliers, 41, avenue des Grésillons, Gennevilliers (Hauts-de-Seine). Mo Gabriel-Péri. Jusqu’au 5 décembre. Du mercredi au samedi à 20 h 30, le mardi à 19 h 30, le dimanche à 16 heures. Durée 1 h 30.
Survivre au Goulag, grâce au Théâtre
Impulsé par les autorités soviétiques pour « redresser » les détenus, le jeu était vécu par eux comme une bouffée d’air. À partir de ses recherches sur le Goulag, Judith Depaule a créé une pièce, aujourd’hui présentée à Gennevilliers.
Les camps soviétiques évoquent des images de froid, de faim, de travail forcé, de baraquements sordides, de gardiens inhumains. Pourtant, l’essentiel n’était pas là, pour Alexandre Soljenitsyne ; ce qui « a constitué l’essentiel », écrit-il dans le tome II de L’Archipel du Goulag, c’est “l’édification culturelle”.
Autrement dit, la volonté de rééduquer le détenu par le biais de « sections politiques et éducatives » destinées à « remplacer aumôniers et services religieux des prisons d’antan ».
Qui ne travaille pas ne mange pas, Revue de théâtre au Goulag, raconte cet aspect méconnu des camps soviétiques. Juxtaposition de fragments de vie et de témoignages, le spectacle, qui doit tourner dans plusieurs villes de France après avoir été présenté à Chambéry (Savoie) et à Gennevilliers (Hauts-de-Seine), est le fruit du laborieux travail d’une femme de 35 ans, Judith Depaule, comédienne, metteur en scène et traductrice du russe.
Personne avant elle n’avait défriché ce terrain. Il lui aura fallu sept ans pour explorer ce pan de l’histoire des camps staliniens, comprendre comment, dans l’abomination de l’univers concentrationnaire, le théâtre a non seulement survécu, mais prospéré, sous l’impulsion de l’appareil répressif.
Cette réalité, la jeune femme l’a découverte au confluent de ses passions : le théâtre, qu’elle pratique depuis l’enfance, et la langue russe, qu’elle a étudiée à l’Inalco. À l’université, elle s’intéresse au metteur en scène futuriste Igor Terentiev, un des derniers représentants de l’avant-garde russe. Arrêté en 1932, sous Staline, le dramaturge a été envoyé sur l’un des premiers grands chantiers du bolchevisme, celui du canal de la mer Blanche, où près de 250 000 détenus ont trimé entre 1931 et 1933. Il se retrouve responsable d’une brigade d’agitation culturelle chargée de stimuler l’ardeur des travailleurs-esclaves avec des chansons, de la musique et des pièces de théâtre. Libéré avant terme, il devient responsable « libre » d’une même brigade. Arrêté une deuxième fois, il sera fusillé en 1937, l’année des grandes purges.
Avec l’histoire d’Igor Terentiev, Judith Depaule découvre un monde. Elle décide d’en faire une thèse – « Le théâtre dans les camps staliniens » – qu’elle est en train de terminer après avoir longuement fouillé les archives du NKVD (l’ancêtre du KGB), visité Magadan, Vorkouta et d’autres pôles de l’univers concentrationnaire, rencontré une quarantaine d’anciens détenus-acteurs du Goulag et enquêté avec l’aide de Mémorial, le mouvement russe qui tente de garder vivante la mémoire des camps soviétiques.
« POUR OUBLIER »
Dès la guerre civile, dans la foulée de la révolution de 1917, des brigades politiques et éducatives ont été créées pour « redresser » les détenus. Théoriquement, c’est la pègre qui est destinée à monter sur les planches. Les détenus politiques n’ont pas ce privilège, mais il faut se rendre à l’évidence : les brigades culturelles ne peuvent fonctionner sans eux. Les volontaires se pressent. Faire du théâtre, c’est travailler au chaud, échapper aux douze heures quotidiennes de travaux exténuants, garder ses cheveux, mettre des vêtements civils, bref, survivre.
Soljenitsyne a rêvé d’en être. Faute d’être retenu au sein d’une des troupes qui se déplaçaient de camp en camp, il se contentera de rôles amateurs. Car la pratique du théâtre dans les camps staliniens prend diverses formes et évolue avec le temps. Il y a les amateurs et les professionnels itinérants. Dans les années 1940, des théâtres sont édifiés dans les villes nouvelles comme Magadan, Vorkouta ou Norilsk – les acteurs s’y produisent devant la population libre et l’encadrement pénitentiaire. Là, le programme est classique. Les brigades de propagande chantent, elles, l’édification de l’Union soviétique. « C’est la bataille universelle/Sur le canal Moscou-Volga,/ Vainquons tous la neige et le gel ! », ou, « en toute franchise », comme l’écrit Soljenitsyne, « Pour vivre avantagés/Pour boire et pour manger,/ Nous devons la terre creuser » !
Il y a certes des collaborateurs parmi les détenus comédiens. Mais, de tous les témoignages qu’elle a recueillis, Judith Depaule retient qu’ »ils avaient envie de faire du théâtre pour oublier où ils étaient et pour faire oublier aux autres où ils étaient ». « Faire le mieux possible dans cette sauvagerie, c’était le moyen de résister à cet endroit », résume-t-elle. Plusieurs lui ont dit « regretter ces années-là ». Ils avaient faim, mais aucune contingence matérielle ne venait troubler leur pratique artistique. Le Goulag sera pour certains une école : libres, ils deviendront de grands acteurs.
« Ce qui m’intéressait, c’était la question du totalitarisme », raconte Judith Depaule. Or le totalitarisme soviétique est le seul qui ait utilisé le théâtre comme instrument idéologique – dans les camps nazis, la pratique était amateur et clandestine. Un témoignage a frappé la chercheuse, celui d’une dame aujourd’hui âgée de plus de 90 ans, ex-actrice dans les camps : « Dans une période totalitaire, ni le théâtre « libre » ni le théâtre concentrationnaire ne peuvent être libres ; mais parfois le théâtre concentrationnaire oblige acteurs et spectateurs à se souvenir qu’ils sont des hommes. Peu souvent. Le temps d’un instant.”
« L’acte théâtral devenait un acte vital », constate Judith Depaule dans un article qu’elle a écrit pour le catalogue d’une exposition actuellement présentée par le Musée d’ethnographie de Genève, « Goulag, le peuple des zeks » (prisonniers politiques) (jusqu’au 2 janvier, www.expo-goulag.ch). « Le public, dit-elle, entrait en communion absolue. Il faisait preuve d’une inventivité démultipliée par la privation. Les mots portés par la scène le bouleversait comme les garants d’une vie qui avait été et qui n’était plus, mais dont il gardait la fervente conviction qu’elle serait de nouveau. »
La jeune femme a mis trois ans à monter le spectacle qui résume ses recherches. Le voici sur scène, mais ses rêves ne sont pas pour autant épuisés. Il lui en reste au moins un : le présenter dans cette Russie qui tente d’occulter son passé soviétique. Et — pourquoi pas ? — dans les théâtres construits par les détenus, à Magadan ou ailleurs.
Marie-Pierre Subtil
Les coulisses du goulag
À partir de récits de rescapés, Judith Depaule évoque le fonctionnement des théâtres dans les camps russes : « Qui ne travaille pas ne mange pas. »
Qui ne travaille pas ne mange pas, revue de théâtre au goulag, conçue et mise en scène par Judith Depaule. Après la création à Chambéry, le spectacle est présenté au Théâtre de Gennevilliers (01 41 32 26 26) jusqu’au 5 décembre ; du 8 au 11 décembre au théâtre du Parvis à Dijon (03 80 30 12 12), etc. «Je suis arrêtée en 1937 après une représentation du Lac des cygnes, je rentre à la maison, maman est là, ils sont en train de perquisitionner. Je suis prosoviétique, la première des komsomoles, extrêmement active, et bien que maman soit de la vieille intelligentsia, nous sommes très soviétiques», raconte-t-elle. Mère et fille sont embarquées, la danseuse ne s’inquiète pas. «Je sais tout de suite que c’est une erreur, je suis une komsomole. Quelles bêtises ! Tout va se clarifier, on va nous relâcher et je vais rentrer à la maison. C’est une très belle journée d’été, il fait bon se promener. Je ne prends pas d’affaire avec moi : je pars en tenue de soirée à la prison.» On l’envoie au goulag. Mais c’est une artiste. Bientôt, on la convoque pour qu’elle exerce son métier, au goulag même. C’est un témoignage authentique. Et c’est une actrice qui le dit aujourd’hui, dans un spectacle sans pareil. Une enquête. Tout a commencé par une longue enquête en Russie, sur les lieux mêmes des anciens camps ; là où des acteurs, danseurs, chanteurs, musiciens, décorateurs condamnés à de longues peines (comme toujours), avaient été réunis par le directeur du camp pour fabriquer des spectacles. Actrice (une ex de Sentimental bourreau, qui a aujourd’hui sa propre compagnie, Mabel Octobre) bilingue, Judith Depaule est retournée dans l’extrême nord, du côté de Vorkouta et jusqu’à Magadan, au coeur de la Kolyma. Elle a traqué la trace de ces théâtres qui avaient été construits par les détenus eux-mêmes. Certains sont toujours debout, la plupart reconvertis, mais parfois intact, comme à Petchora, bourgade de la république des Komis. Avec son Steinway apporté en 1946, aujourd’hui désaccordé, avec ses loges où prenait place la direction des camps, avec ses cachots sous la scène. Mais c’est avant tout à la rencontre des artistes survivants qu’est partie l’actrice française. Des vies brisées dont restent une litanie de souvenirs épars ou précis, quelques photos, des histoires incroyables, parfois effroyables. Judith Depaule va en faire un livre (à paraître en 2005 chez Hachette littérature) mais, femme de théâtre avant tout, elle a commencé par un spectacle, ayant pour titre l’un des leitmotive des camps : Qui ne travaille pas ne mange pas. Loin d’un montage efficace, émouvant, qui aurait seulement orchestré ces témoignages, Judith Depaule a voulu aller plus loin et les inscrire dans un geste artistique fort. Le projet emprunte un genre, celui de la revue, qui était le plus en vogue au goulag. Sur le mode d’une revue de music-hall (avec films d’animation, monologues, sketches, chants, saynètes), on suit la chronologie des destins : arrestation, arrivée au camp, audition, répétition, spectacle, libération progressive des détenus-artistes après la mort de Staline (1953), fin (faute de combattants) des théâtres du goulag, chant final. Avec, en contrepoint et leitmotiv, l’histoire de Dimitri : un scénographe qui, onze mois avant sa libération, se pendit aux cintres du théâtre, pendant que ses collègues dansaient le Lac des cygnes dans l’un de ses décors. Une histoire vraie, comme toutes. Exigeant et ludique. Judith Depaule utilise le vocabulaire politique et esthétique de l’époque : d’un côté, graphismes, slogans (REMPLISSONS LA NORME ! ACCELERONS LE RYTHME !), poèmes (Maïakovski) et chants de propagande (« Dresse-toi drapeau rouge/Symbole de nos victoires/toujours au dessus de nous/pareil à la lumière d’un soleil triomphant ») ; de l’autre, référence aux spectacles constructivistes de Meyerhold (acteurs en combinaisons de travail, pyramide humaine, art des diagonales) et aux cadrages, maquillages, montages et éclairages des films d’Eisenstein. Ces matériaux « soviétique » et « avant-gardiste » dialoguent à leur tour, avec des technologies (défilés de mots lumineux, vidéo) et des rythmes d’aujourd’hui (musique de Fred Costa et de Frédéric Minière, qui firent aussi partie de Sentimental bourreau), chacun des acteurs étant aussi musicien. Bref, un dispositif précis, savant, exigeant et cependant extrêmement vif, léger, ludique. C’est aussi que le travail est au centre du plateau (les acteurs ne cessent de manipuler des gros cubes dont chaque face dit une facette de la Russie soviétique : tête de Staline, visage en fichu d’une ouvrière-paysanne, etc.), comme il était au coeur de ces artistes professionnels ou amateurs du goulag qui faisaient tout : acteur, technicien, musicien, couturier, scénariste. Le ventre mal nourri, malade ou pas, il fallait aller jouer après les « travaux d’intérêt généraux » (mines de charbon, etc.). Brigades. Certains formaient aussi des « brigades » artistiques qui allaient se produire de camp en camp. « Le théâtre entretient l’espoir, fait oublier la faim », dit une actrice du goulag. Une autre : « Nous détestons Staline, mais nous sommes tous de tels patriotes que nous chantons avec beaucoup de plaisir les chants soviétiques de l’époque et surtout les militaires. En plus de ça, c’est la guerre. Nous jouons pratiquement tous les jours. » Un acteur : « Nous sommes des détenus comme les autres, et le matin, nous sommes escortés jusqu’au théâtre. La journée, nous restons à l’intérieur du bâtiment et des gardes sont en faction à l’entrée. Quand il y a des spectacles, nous n’avons pas le droit d’aller au foyer, nous devons être sur scène, dans les coulisses ou les locaux de service. » Ces voix nous viennent par une troupe que Judith Depaule, astucieusement, a voulue mitoyenne : plusieurs acteurs sont russes, tous sont excellents. Les spectateurs sont littéralement pris à témoin.
Théâtres de la cruauté
Une pièce, une exposition et un livre : trois évocations de cet espace de « liberté » que fut la scène dans les goulags de l’ex-Union soviétique
Maxime Gorki, le grand Maxime Gorki, déborde d’enthousiasme. Sa visite au camp des îles Solovki, le premier goulag, l’a convaincu du bien-fondé du « travail éducatif » : les détenus s’y portent à merveille et, en plus, ils ont un théâtre sensationnel. Dans un article de 1929, il note être allé voir un spectacle dans l’ancien réfectoire du monastère. « Il accueille 700 personnes, bien sûr très serrées, écrit-il. [C’était] très intéressant et varié. » Au programme, en effet, du Rossini et du Rachmaninov, des chansons russes, des danses de cow-boy et une troupe d’acrobates. Une vraie fête. Victime du syndrome de Terezin, Gorki n’a vu qu’une vitrine… Car les îles Solovki furent l’un des pires camps d’un système qui en compta plus de 30 000. Pourtant, du théâtre, au goulag, il y en avait. Du bon et du moins bon, des revues fourre-tout à visée propagandiste où l’on déclamait un mot au camarade Staline, des pièces, des opéras ou des opérettes, comme La Violette de Montmartre, d’Imre Kalman, par exemple. Cela joué dans un cadre amateur dit « autoactif » ou par des « brigades d’agitation culturelle », dont certaines acquirent pratiquement le statut de troupe. La représentation avait lieu au camp, devant l’administration et les détenus « rééduqués », ou, à partir des années 1940, dans les grands théâtres des villes nouvelles, richement subventionnés par le ministère de l’Intérieur. Cette réalité inattendue, le metteur en scène Judith Depaule l’a découverte en s’attachant au destin du poète futuriste Igor Terentiev. Comment cet homme se retrouva-t-il, en 1931, à la tête d’une « brigade d’agitation culturelle », sur le canal de la mer Blanche, où moururent des milliers de zeks (prisonniers des camps) ? Pourquoi, une fois libéré, continua-t-il cette activité avant d’être à nouveau arrêté puis fusillé ? « Intriguée par cette histoire, j’ai commencé à faire des recherches sur le théâtre dans les camps », raconte Judith Depaule, qui présente Qui ne travaille pas ne mange pas, une « Revue de théâtre au goulag ». Pourquoi une revue ? Parce qu’elle fut la forme de théâtre la plus répandue dans les camps: peu coûteuse, elle permettait de présenter une suite sans lien de numéros et de sketchs correspondant aux compétences des détenus, qui étaient souvent polyvalents. « J’ai voulu faire la même chose avec ce spectacle : une sorte de collage des différents moments de la vie théâtrale d’un camp, depuis l’audition jusqu’au jeu lui-même. » C’est que, comme partout, il faut auditionner pour avoir le privilège de jouer. Beaucoup tentent leur chance, car faire du théâtre, c’est manger mieux, c’est acquérir un zeste de liberté, c’est être dispensé, parfois, du travail commun et c’est avoir le droit de garder ses cheveux. Les convois de Moscou et de Leningrad sont attendus avec impatience, car ils peuvent amener des célébrités fort utiles au prestige de la troupe et de ses mécènes, ces grands administrateurs de camp qui se voulaient « protecteurs des arts ». En 1944, le général Maltsev, directeur du théâtre de Vorkouta, se réjouit : « Le théâtre se développe. De précieuses recrues (…) sont venues le compléter, ce qui en élargit les possibilités. » Parmi les acteurs, on trouve aussi des prisonniers de droit commun, jugés « plus expressifs » que les prisonniers politiques, et des comédiens libres venus travailler dans les grandes villes, cités nées, telle Magadan, de la présence des camps et édifiées par les zeks pour le personnel de l’administration et ses familles. Dans le magnifique album de photos qu’il a consacré au goulag, le Polonais Tomasz Kizny donne la parole à d’anciens détenus acteurs : « Que ressent-on, quand on joue pour ses bourreaux ? demande Lazar Veniamovitch Cherychevski. Après tout, tout le pays jouait et dansait pour Staline. Avant même leur arrestation, les artistes n’étaient pas libres. Quand ils arrivaient au goulag, ils continuaient à servir le même système. La seule différence, c’est que celui-ci se manifestait dans toute sa brutalité. » Et Aleksei Morov, directeur artistique du théâtre du fameux colonel Barabanov, de répéter à ses comédiens : « Notre salut, c’est de pouvoir nous consacrer entièrement à notre travail. Nous devons oublier la présence d’un homme armé d’un pistolet automatique derrière la scène. » Au cours de ses voyages sur les lieux des anciens camps – créé en 1923, officiellement supprimé le 25 janvier 1960, le goulag, alias direction générale des camps, a en fait perduré jusque dans les années 1980 – Judith Depaule a rencontré une quarantaine d’anciens détenus : « Paradoxalement, dit-elle, leurs récits recèlent une forme de légèreté. Ces moments de théâtre étaient très forts. Il ne s’agit pas de nostalgie, bien sûr, mais du souvenir d’un travail dans lequel ils se sont donnés comme jamais. Car, dans ce domaine aussi, il fallait respecter, voire dépasser, le plan. Les premières s’enchaînaient soir après soir. » En témoigne le journaliste de La Kolyma soviétique qui s’enthousiasme, le 2 septembre 1937 : « 19 juillet. Dans le journal des spectacles brille avec fierté le nombre 53. Le plan a été dépassé de six spectacles ! » Et pendant ce temps, rappelle Tomasz Kizny, les exécutions massives de la « grande purge » faisaient 12 000 cadavres dans les camps de la Kolyma… Fascinée par la permutation qui s’est faite entre artifice et réalité, théâtre et vie, Judith Depaule souligne cette aberration qui consista, pour un Etat totalitaire, à « créer lui-même un espace de liberté. La représentation, dit-elle, est un moment incontrôlable où l’imaginaire du spectateur l’amène à penser qu’il est encore un homme et qu’il pourra le redevenir ». Mais combien le sont redevenus ?
Laurence Liban
Qui ne travaille pas ne mange pas, théâtre de Gennevilliers, du 18 novembre au 5 décembre 2004 Goulag, de Tomasz Kizny. Acropole-Ed. Balland-Géo. Goulag. Le peuple des zeks. Exposition au musée ethnographique de Genève, jusqu’au 2 janvier 2005.
La mise en scène aujourd'hui : tendance et transmission
Le théâtre d’objets, les marionnettes, le cirque (Le Tas de Pierre Meunier), la musique font désormais partie intégrante du spectacle théâtral. De ce point de vue, les étapes du parcours de Judith Depaule, dont on vient de voir Qui ne travaille pas ne mange pas, une proposition sur des représentations théâtrales données dans les Goulags à l’époque de Staline, sont emblématiques. Qu’on en juge : elle dirige actuellement un collectif artistique, Mabel Octobre, après être passée par celui des Sentimental Bourreaux et celui d’Aglé Solex, elle a travaillé sur des expositions-spectacles, « un dispositif multimédia interactif entre texte, musique et vidéo », a créé une « pièce pour acteurs, vidéos et haut-parleurs », a fait des lectures concerts tout en gérant des ateliers dans des maisons d’arrêt… Autant d’expériences qui nourrissent bien naturellement son dernier travail.