- Année zéro
- BALADE SENTIMENTALE DU BAS BELLEVILLE
- Civilisation XX
- Corps de femme 1 – le marteau
- Corps de femme 2 – le ballon ovale
- Corps de femme – variation #2
- Corps de femme 3 – les haltères
- Ce que j’ai vu et appris au Goulag
- Desesperanto
- Je suis moi
- La guerre de mon père
- Les enfants de la terreur
- Même pas morte
- La folie de Janus
- Les Murs parlent
- Le risque zéro ça n’existe pas
- Le Voyage Cosmique
- Oxygène
- Vous en rêvez (Youri l’a fait)
- Qui a tué Ibrahim Akef ?
- Qui ne travaille pas ne mange pas
Ce que j’ai vu et appris au Goulag – Articles de presse
Les trois coups / Maja Saraczyńska / "Beau et louable travail" / 01.02.09Beau et louable travail
Depuis sa formation en 2001, l’ensemble artistique et pluridisciplinaire Mabel Octobre alterne les recherches sur la transmission de la mémoire et de l’histoire au théâtre avec les ateliers pédagogiques. La création théâtrale « Ce que j’ai vu et appris au goulag » devient ainsi le fruit original et nécessaire de ces deux axes du travail artistique.
Le spectacle fut créé par Judith Depaule en 2005 et repris cette année à La Forge de Nanterre. Outre les moyens technologiques innovants et une nouvelle conception de l’espace, c’est avant tout le sujet de la pièce qui se révèle essentiel et utile.
Bâti sur le modèle d’une conférence et relevant des exercices de mémoire (où la voix du comédien est reprise et remixée), ce spectacle-atelier pédagogique est animé avec justesse par un faux-témoin, comédien (Samuel Carneiro) racontant l’histoire de Jacques Rossi, fidèle du Parti communiste, condamné à dix-neuf ans de camp de travail soviétique et à cinq ans d’exil en Sibérie. Ainsi, le montage des entretiens de Jacques Rossi, des projections vidéo et d’un environnement sonore agressif – à la manière des messages subliminaux – tend à recréer l’ambiance d’enfermement et de manipulation.
Le concept est fort intéressant et aspire à une originalité sans limites : les spectateurs sont pris en charge dès leur arrivée, et emmenés dans une boîte autonome qui remplace l’espace scénique habituel. Cette boîte, reprenant les dimensions d’une cellule de prison à Moscou et peinte entièrement en blanc glacial, se transforme tantôt en une étrange classe d’école où on nous explique l’histoire du xxe siècle, tantôt en prison où le public mis en condition est incité à participer activement dans le cours inattendu de l’histoire.
Cette mise en danger du spectateur, habillé en blouse blanche et enfermé dans un espace intime et aliénant, lui fait partager et ressentir davantage ce témoignage – récit autobiographique poignant sur les conditions inhumaines du travail forcé au goulag et, avant tout peut-être, sur la désillusion et la perte des idéaux.
Même si certains recours technologiques (comme le port du casque stéréo HF) peuvent sembler excessifs, d’autres (comme la reprise de thèmes musicaux connus) trop faciles ou superflus, cette expérience ne manque pas de sensibilité et d’émotion. Car elle représente véritablement un beau et louable travail de sensibilisation et de commémoration de cette partie honteuse de l’histoire, trop souvent oubliée ou passée sous silence en France, où l’œuvre de Jacques Rossi, le Manuel du goulag, ne fut éditée que dans les années 1990, c’est-à-dire trente ans après son retour de déportation…
Maja Saraczyńska
Lien vers l'article originalCe que j’ai vu et appris au Goulag
Exercice de mémoire d’après des entretiens de Jacques Rossi, conception et mise en scène de Judith Depaule avec Samuel Carneiro et Judith Depaule.
Jacques Rossi fut arrêté en 1937 par le gouvernement stalinien et fut envoyé plus d’une vingtaine d’année dans les camps de rééducation par le travail Jacques Rossi fut arrêté en 1937 par le gouvernement stalinien et fut envoyé plus d’une vingtaine d’année dans les camps de rééducation par le travail : un quart de sa vie à n’avoir qu’une seule pensée : survivre, survivre au goulag.
Jeune militant, il se serait battu, aurait risqué sa vie pour son idéal, pour l’espoir des lendemains qui chantent. Mais la machine a déraillé et l’organisation formidable s’est retournée aussi contre ses zélés serviteurs et par crainte du complot, paranoïa maladive, logique ou raison d’état, le goulag s’est rempli, année après année de millions de soviétiques, hommes et femmes, politiques ou bandits, assignés à du travail de force : extraction de minerai, constructions de routes, chemins de fer, villes entières.
Peu en sortirent vivants. Jacques Rossi fait partie de ceux-là. Alors il a écrit, raconté pour démasqué la « belle » utopie et avouer un aveuglement, une faiblesse, un romantisme qui furent les siens, auxquels il fut encore attaché alors qu’il subissait le quotidien du goulag… jusqu’au moment où il analysa que le léninisme comme le stalinisme portaient en leur sein ces purges assassines, que la machine n’avait pas déraillé, elle poursuivait sur sa voie avec une précision d’horloge.
Judith Depaule a conçu le spectacle à partir des entretiens avec Jacques Rossi et fait revivre son témoignage. Et à l’heure où, condamnant le libéralisme, on ne sait vers quoi espérer, la parole de Rossi agit comme un électrochoc.
La mise en scène conduit le spectateur dans un lieu aseptisé, blanc comme une salle d’hopital, une morgue ? : comme cet absolu de pureté fantasmé que le régime sentait menacé. Samuel Carneiro joue le rôle de Rossi et parle à l’oreille du spectateur : confession/complicité ou pratique de l’espionnage.
La force et la gravité du sujet traité est mis en valeur par le jeu sobre et pénétré de Samuel Carneiro, assisté par un travail de vidéo qui vient explorer les recoins de la mémoire ou rappeler le nombre des détenus. Judith Depaule a utilisé des moyens multimédia divers pour porter haut la voix de Rossi, qui vient frapper les consciences.
« Ce que j’ai vu et appris au goulag » est certainement un spectacle à voir en ce début d’année, d’autant que nos températures de saison, toute proportion gardée, vous mettent un peu en condition.
Sandrine Gaillard
Lien vers l'article originalBel exercice de mémoire du Goulag pour Jacques Rossi
Le Français Jacques Rossi a passé près de vingt ans au Goulag, et pas l’un des plus tendres puisqu’il était à Norilsk, au-delà du cercle polaire. La ville du nickel construite par Rossi et ses pairs, les prisonniers des camps soviétiques-les zeks. Communiste convaincu, Rossi travaillait pour le Komintern. Alors qu’il est en « mission » en Espagne, en 1937 — année de la grande terreur stalinienne — on le rappelle à Moscou où on l’arrête.
« C’est au Goulag que j’ai appris la vérité sur l’Union soviétique » écrira-t-il plus tard. Raconter, témoigner méthodiquement (il écrira un « Manuel du Goulag »), c’est son but, alors même qu’il est au camp. Une langue précise, sans faux col qui appelle égorgeur un égorgeur. Il témoignera jusqu’à sa mort (2004) à travers ses livres (certains sont publiés en poche mais épuisés) et sa parole, généreuse, drôle, tonique.
C’est à partir de ce matériau que Judith Depaule a imaginé ce spectacle « Ce que j’ai vu et appris au goulag » qu’elle promène ici et là. Dans un dispositif blanc, clean comme une laiterie ou une morgue, et distancé (bel usage de la vidéo et des écouteurs) qui évite tout pathos mais « prend le spectateur ». Les mots de Rossi sont dits avec beaucoup de justesse par Samuel Carneiro.
Un exercice de mémoire au scalpel présent cette semaine à la Forge de Nanterre où les élèves de troisième retrouvent sur scène l’actrice et metteur en scène Judith Depaule venue leur parler dans leur classe de Jacques Rossi, un homme qui écrivait dans son CV à la rubrique formation : « études de survie, archipel du Goulag, 1937-1957. »
Jean-Pierre Thibaudat
La Forge à Nanterre, mar, jeu et ven 19h et 21h, mer et sam 21h, de 8 à 15€, jusqu’au 31 janvier 01 47 24 78 35.
Ce que j’ai vu et appris au Goulag
Ce que j’ai vu et appris au Goulag, d’après Jacques Rossi, spectacle mis en scène par Judith Depaule au Grand Parquet à Paris, novembre-décembre 2005.
Que le théâtre nous concerne, qu’il nous parle et nous questionne, qu’on ne lui échappera pas, c’est ce que l’on ressent en assistant à la pièce intitulée Ce que j’ai vu et appris au Goulag, mise en scène du récit autobiographique de Jacques Rossi. Une dépossession de soi, de ses idéaux, de ses croyances sous les coups du froid, à moins 50° Celsius, de l’enfermement, du travail forcé. On est invité à en partager une infime sensation, en laissant son manteau et son sac au vestiaire, en revêtant une blouse et des chaussons de chirurgien. Un casque d’écouteurs sur les oreilles, c’est à vous que l’on s’adresse, personnellement, vous allez l’entendre. Entre les murs blanc clinique et les parois lumineuses réfrigérantes, on va procéder à une opération à risque, comme au décollage de l’avion. Anxiété générale que l’hôtesse déjoue dans une pantomime de sécurité : sourire stabilisateur des ailes et des réacteurs. Alors se dévide sur un rythme tendu et concentré, strié de slashs iconographiques acérés, l’histoire des tribulations de Jacques Rossi, polyglotte prêt à tout pour le triomphe de l’idéal prolétarien. Sacrifice intégral s’il le faut. Se mettre au service des services d’espionnage, parcourir l’Europe, voler au secours de la guerre d’Espagne, s’en faire rappeler sans autre forme de procès, être interné, aliéné, réduit, détruit — en réchapper, pouvoir témoigner. Secret bien gardé pendant trente ans, sans trouver d’éditeur. Aujourd’hui, secret bien divulgué : le Goulag fut un enfer idéal.
Mais alors, qu’a cette histoire racontée comme cela ? C’est qu’elle vous embarque à son bord, qu’elle vous entraîne dans vos illusions, vous fracasse avec vos désillusions, vous laissant peut-être, comme son auteur, à même d’identifier en soi cette force d’idéalisation, sa puissance de traction, son pouvoir de dévastation.
Anne Raulin
Le goulag, une leçon d’histoire vivante à regarder
Théâtre. Judith Depaule met en scène Ce que j’ai vu et appris au goulag, d’après un livre d’entretiens de Jacques Rossi.
Jacques Rossi (1909-2004), dit Jacques le Français, grandit en Pologne, adhère au Parti communiste clandestin de ce pays en 1928. Il parle une dizaine de langues. Il devient agent de liaison pour le Komintern (Internationale communiste) et parcourt l’Europe (Londres, Helsinki, La Haye, Genève…). En 1937, en pleine guerre civile espagnole, on le rappelle à Moscou. Il est arrêté comme tant d’autres. C’est l’heure des grandes purges staliniennes. Condamné sans jugement, il écope de huit ans de camp, pour « espionnage au service de la France et de la Pologne », qui se prolongent en vingt années forcées en Arctique et en Sibérie, comme détenu (« zek »). Il écrira plus tard : « J’ai commis le crime d’avoir travaillé pour un système qui a exterminé des millions d’hommes. Et moi, j’ai collaboré au système soviétique, quoique sans intention de donner la mort. J’ai été un collaborateur et je pèse mes mots. Je suis coupable d’homicides involontaires. De ce crime, j’ai été puni. » Voilà l’histoire que Judith Depaule a décidé de porter au théâtre sous le titre Ce que j’ai vu et appris au goulag. Cela se joue « dans une boîte autonome pour cinquante-six spectateurs ». On est prié d’enfiler des chaussons et de passer une blouse blanche avant de pénétrer dans une pièce tout en longueur éclairée au néon. On pourrait donc être à la fois geôlier et prisonnier ou écolier visitant les vestiges d’un camp de détention. Suffit-il que les dimensions de la cellule soient respectées (6 × 11 mètres) pour plonger le spectateur dans les journées sans fin du bagne ?
Une pièce pour 56 spectateurs
Nous sommes assis de part et d’autre de deux tables. À main droite, deux individus en noir, un homme (le témoin) et son assistante, nous précisent que « les sorties de secours se trouvent à l’arrière ». Chaque spectateur coiffe un casque stéréo HF censé créer « la condition physique qui participe à l’état d’enfermement ». Une bande-son mêlée à la voix du témoin interfère – sons de cloche, de train, grognements de chien. Un écran vidéo complète le dispositif. Son usage se veut pédagogique. Y sont projetés, à point nommé, des animations humoristiques, des images documentaires, des slogans coups de poing. On y voit, à maintes reprises, un petit homme (Jacques Rossi) arpenter le globe terrestre. La sombre vérité de l’histoire de Rossi n’aurait-elle pu se passer de tant d’artifices dans l’imagerie ? N’est-ce pas là édulcorer une réalité criante ? En outre, le recours à des cartes géographiques simplifiées, à de petits films en noir et blanc et à une séance de karaoké pourrait confirmer que Ce que j’ai vu et appris au goulag ressemble avant tout à un exercice de style, et pourquoi pas à une espèce de leçon d’histoire, celle du goulag, expliquée aux enfants. M. St.
Muriel Steimetz
Ce que j’ai vu et appris au goulag, exercice de mémoire, d’après des entretiens de Jacques Rossi, mise en scène de Judith Depaule, c’est au Grand-Parquet, jusqu’au 11 décembre, 20 bis, rue du Département, 75018. Métro La Chapelle ou Max-Dormoy. Renseignements au 01 40 05 01 50 Jacques, le Français : pour mémoire du goulag, de Jacques Rossi et Michèle Sarde, chez Pocket.
Ce que j’ai vu et appris au goulag
Présenté comme un spectacle de théâtre didactique, pensé comme un exercice de mémoire conçu à partir d’entretiens de Jacques Rossi, Ce que j’ai vu et appris au goulag transcende pourtant la seule ambition pédagogique pour interroger sur le propre positionnement du spectateur, en tant que tel mais aussi, plus généralement, en tant que citoyen, acteur de sa propre vie.
Poursuivant sa recherche sur le thème du goulag (1) et le devoir de mémoire, la metteur en scène Judith Depaule fait jouer actuellement à Paris une pièce courte et atypique, dont l’ambition éducative affichée ne doit pas réduire la réelle portée. Ce travail va bien au-delà puisqu’il s’agit, en réveillant nos mémoires sur le témoignage sans doute trop méconnu de Jacques Rossi, d’interroger les spectateurs sur leur propre mémoire, leurs utopies et aussi, peut-être, leur posture de citoyens dans une société qui feint de ne pas connaître et craindre l’enfermement.
Jacques le Français
Né en 1909, Jacques Rossi a, par les hasards de l’histoire, passé son enfance en Pologne. C’est là qu’il adhère, en 1928, au Parti communiste alors clandestin. Polyglotte, il est rapidement repéré par le Komintern qui le recrute comme agent de liaison, avant de le « prêter », à son insu, à l’Armée rouge (le GRU). Il parcourt alors l’Europe, « petit agent secret pas trop introduit dans les grandes affaires », comme il se décrit lui-même. Jacques Rossi est un pur, profondément dévoué à la cause communiste qu’il veut de justice sociale. Rappelé d’Espagne en 1937, il est arrêté à Moscou, comme la plupart de ses collègues en cette période trouble de purges.
Condamné à huit ans de camps pour espionnage au service de la France et de la Pologne, il est envoyé au goulag (toute personne condamnée à plus de trois ans l’était systématiquement) puis, en 1949, à vingt-cinq ans. «Jacques le Français» est libéré après le XXe Congrès, en 1956. Tenu pour citoyen soviétique, il passe encore cinq ans en relégation administrative à Samarcande, avant de quitter l’URSS pour la Pologne, le Japon, les Etats-Unis et, enfin, la France, où il arrive en 1985. Il s’y éteint, le 30 juin 2004, à l’âge de 95 ans, non sans avoir, avant, témoigné.
Sa biographie est ici évoquée en six étapes distinctes qui retracent l’histoire de cette utopie : l’entrée en communisme, les années de mission au service de l’internationale communiste, les circonstances de l’arrestation (dans le désordre terrifiant de 1937, J. Rossi évoque même son « soulagement » à être arrêté, comme si l’inéluctabilité d’un événement, aussi effrayant soit-il, renforçait son urgence), le choc de la prison (et l’égalitarisme reconnu du système, les étrangers ne bénéficiant finalement d’aucun traitement particulier, ni moins ni plus torturés que les autres pour avouer une faute que personne ne soupçonne réellement qu’ils aient commise), l’épreuve révélatrice du goulag et les conclusions de l’ancien prisonnier une fois libéré.
« Qu’elle était belle cette utopie »
L’un des rares Français à avoir connu le goulag, Jacques Rossi a procédé à une lecture inattendue de son expérience : il n’a pas fait l’objet d’une erreur administrative, puisque c’est lui qui a commis l’erreur de croire à une idéologie destructrice. Dès lors, il n’est pas victime, mais collaborateur d’un système totalitaire, puni à juste titre pour son crime (« Le Parti n’a pas reconnu son « erreur ». L’erreur, c’est moi qui l’avais commise. Cela, je ne le comprendrais que petit à petit, en découvrant ce que les communistes ont fait subir à une multitude de peuples »).
Dans un pays encore frappé d’amnésie sur la question du goulag (2), la France continuant de feindre de croire que condamnation du système soviétique rime avec remise en cause de la victoire de l’URSS sur le nazisme, le précieux témoignage de Jacques Rossi mérite d’être entendu (rappelons qu’il fallut attendre 1973 pour que la France, sous la force du témoignage de Soljenitsyne, cesse de nier les camps de travail correctifs soviétiques). Pourtant, Jacques le Français, qui, à la rubrique « Formation » de son CV aimait à indiquer « Études de survie, Archipel du Goulag, 1937-1957 », n’a vu ses témoignages édités qu’à partir de 1995. C’est la parole si particulière, brute et pleine d’un humour qui se garde de l’ironie, de celui qui a sans doute survécu en partie grâce à son désir de témoigner, qui est donnée ici à entendre.
Entre proximité et distanciation, toujours l’enfermement
Le parti pris de la mise en scène déroute le spectateur, dans un savant mélange de proximité et de mise à distance. En cela, la pièce est également fidèle au témoignage de J. Rossi, dont le fameux humour peut être vu lui aussi comme une mise à distance (le spectateur ne peut qu’être saisi par son analyse de la question du « pire »).
Le comédien Samuel Carneiro en joue à la perfection, simultanément professeur-conférencier, témoin et incarnation de la voix de J. Rossi (son explication savoureuse quant à la nature d’un « faux passeport » et celle d’un « vrai faux passeport », entre deux séquences vidéo sur fond sonore à la James Bond, achève d’embrouiller le spectateur : est-il faux témoin ou vrai dépositaire de la parole ? Et qui suis-je, moi, spectateur si proche et impliqué, témoin et dépositaire d’une mémoire ?). Son assistante au regard mutin, Emilie Rousset, joue aussi de l’ambiguïté, tantôt didactique aide interrompant le récit pour une explication de texte (rappels historiques en dates et en chiffres, terminologie, manipulation des séquences vidéo et éclairages), parfois hôtesse de l’air rappelant l’emplacement des sorties de secours, mais aussi potache ponctuant chaque nouvelle séquence d’un lancer de boule de papier sur le conférencier témoin.
Présentée comme l’incarnation d’une salle de classe, symbolisant à sa façon l’enfermement, la salle s’apparente également à l’univers médical, sentiment renforcé par l’accoutrement des spectateurs, invités à passer dès l’entrée les blouses de mauvais augure qu’on leur fournit à l’hôpital. La salle est immaculée, et le restera, pas même souillée par les chaussures crottées des spectateurs. Et ceux-là de s’interroger : allusion au fait qu’après 1960, qui marque le démantèlement officiel de la Direction principale des camps (le goulag), le système aura recours à l’internement psychiatrique (le goulag n’a pas disparu, il s’est alors dissous dans la société) ? Ou mise en garde au spectateur, invité par là à déposer à l’entrée ses jugements, a priori et idées (préconçues ou pas), pour ne pas polluer et brouiller la parole du témoin ?
Installé sur des bancs eux aussi immaculés (tout est blanc, du sol au plafond, en passant par les tenues du public donc, et la séquence vidéo qui figure si joliment la déportation par ce petit train cahotant sur une neige qui fait songer aux nuages), le spectateur trouve posé devant lui des casques dont il est prié de se munir afin d’être relié aux acteurs et à la composition sonore. Subtil mélange, là encore, entre proximité (le lien auditif privilégié) et mise à distance (l’appareillage).
Céline Bayou
(1) Durant l’hiver 2004/2005, J. Depaule a monté une revue de théâtre au goulag, Qui ne travaille pas ne mange pas. Voir Céline Bayou, « Qui ne travaille pas ne mange pas. Le théâtre dans les camps staliniens », Regard sur l’Est, 1er décembre 2004, http://www.regardest.com/home/breve_contenu.php?id=498 (2) La pièce le rappelle : au plus fort de son développement, en 1950, le goulag enregistrera 2.500.000 détenus. On estime que plus de 20 millions de personnes y ont été internées, avec un taux de mortalité variant de 7 à 25 %. Ce que j’ai vu et appris au goulag Le Grand Parquet, 20 bis, rue du Département, 75018 Paris (M° Max Dormoy ou La Chapelle) Jusqu’au 11 décembre 2005 Réservation : 01 40 05 01 50
Ce que j’ai vu et appris au Goulag
Judith Depaule met en scène les mémoires d’un « zek », prisonnier de l’enfer arctique et concentrationnaire soviétique. Un spectacle saisissant, intelligent et indispensable.
Pas de pire aveugle que celui qui refuse de voir. A ceux qui revenaient des camps de concentration soviétiques et témoignaient du caractère barbare du totalitarisme communiste, on a longtemps opposé un silence scandalisé, en les accusant de mensonge voire de folie. En France, on refusait l’idée que le parti martyr des cent mille fusillés puisse avoir un grand frère sanguinaire. L’œuvre de Jacques Rossi ne fut éditée qu’en 1995, trente ans après son retour de déportation, et son témoignage a subi pendant longtemps la loi de l’omerta idéologique dont furent victimes avant lui ceux qui dénoncèrent les errements de la machine despotique à visage humain. La force de ce témoignage brut et précis, pétri d’humour et de décence, tient surtout au fait que Rossi reconnaît lui-même avoir construit les conditions de son illusion, longtemps persuadé de la pureté de la cause qu’il servait et du bien-fondé de ses dérives liberticides et paranoïaques. Rossi ne se contente pas de dénoncer mais analyse et expose de manière époustouflante les fondements de la servitude volontaire.
L’illusion au service de la vérité La mise en scène de Judith Depaule joue très habilement de la perversion et du détournement propres au système disséqué par Rossi. Instaurant un état de contrôle et d’enfermement, la petite boîte immaculée dans laquelle s’installent les spectateurs a tout de l’intérieur d’un réfrigérateur glacé. Pupitres, bancs, murs quadrillés et éclairés par une lumière blafarde, écrans où sont projetées des séquences documentaires entrecoupées par la représentation angoissée des traces mnésiques du survivant : le public, casque stéréo sur les oreilles et chaussons prophylactiques aux pieds, occupe une position complexe puisqu’il est observateur, complice et juge de la parole rapportée par un conférencier à la fois professeur et vrai faux témoin. L’installation dans laquelle se déploie le récit de cet itinéraire d’un enfant du siècle, fervent communiste, agent du Komintern relégué dans le septentrion concentrationnaire pendant vingt ans pour espionnage, offre les conditions d’une empathie qui évite les pièges lacrymaux.L’implacable démonstration de Rossi est servie par Judith Depaule avec un talent et une intelligence du texte et de la scène rares et jouissifs.
Catherine Robert
[1] Paris. Réservations au 01 40 05 01 Ce que j’ai vu et appris au Goulag, de Jacques Rossi ; conception et mise en scène de Judith Depaule. Du 26 au 31 janvier 2009 à La Forge à Nanterre, RER A Nanterre Ville, les 26 et 27 à 19h00 et 21h00, le 28 à 21h00, les 29 et 30 à 19h00 et à 21h00, le 31 à 21h00. Réservations 0147247835. Spectacle vu au Grand Parquet en 2005.