EXTRAIT
HOMME 1
Je deviens acteur en camp. C’est un groupe constitué à moitié de professionnels et à moitié d’amateurs. En 1944, alors que je suis dans un camp de l’Oural et que je travaille aux champs, je récite du Pouchkine et je suis invité à participer aux activités du club. C’est là que je commence à chanter, je chante même avec un orchestre, mais je continue à travailler dans la journée. Je fais un long séjour à l’hôpital pour dystrophie. Je suis très maigre, je pèse quarante-sept kilos, aussi peu qu’une danseuse, j’arrive à peine à marcher. Je commence à retrouver des forces, et, un jour, je suis appelé au club. Ils montent plutôt des sketches, des pièces en un acte, des pièces soviétiques. C’est la guerre et le thème de la patrie est très présent. La direction du camp y attache beaucoup d’importance, même si nous sommes des criminels. Malgré les circonstances, nous souhaitons tous la victoire. J’ai du plaisir à être sur scène, je comprends qu’il y a là quelque chose qui m’est proche, que je m’y sens libre. Non pas que j’en oublie mon destin, mais je deviens maître de moi-même. Ce n’est que sur scène, en interprétant d’autres hommes, d’autres destins, que tu peux ressentir de la liberté et de l’indépendance.
FEMME 1
Au fin fond de la taïga, le théâtre est l’unique joie et le seul divertissement de la direction : nous sommes jeunes, nous sommes beaux, nous chantons, nous dansons. Le premier spectacle est toujours pour la population libre, et ensuite nous jouons pour les détenus. Nous jouons dans les réfectoires. La journée, nous travaillons aux travaux généraux. Le soir, en rentrant, nous nous changeons quand nous pouvons, nous enfilons des vêtements secs, nous nous poudrons et nous courrons en répétition. Où les prisonniers affamés et exténués trouvent-ils l’énergie de monter des spectacles ? Au bout d’une journée de travail de 10 ou 12 heures, acteurs comme spectateurs avalent leur repas et se précipitent, qui vers les coulisses, qui dans la salle pour ranger les tables, déplacer les bancs et s’installer aux meilleures places. Serrés les uns contre les autres, tous s’imprègnent de cette vie irréelle, comme pour y puiser la foi en l’avènement d’une véritable justice : ils en ont tellement besoin ! Ces gens qui tant de fois ont été trompés veulent à nouveau vivre. Le théâtre est comme un remontant.
HOMME 2
Au théâtre, les chanteurs et les acteurs, me traitent de façon spéciale. Je suis de classe inférieure, comme on dit, paysan, simple moujik, et eux, ce sont des artistes. Ils m’aiment beaucoup. Avant j’étais au village, puis j’ai été soldat, je me suis battu en Mandchourie, puis ça a été la guerre mondiale, la captivité, la prison et le goulag. Moi, je ne sens pas tellement la différence, ça n’est pas si terrible : je n’ai jamais eu une très bonne vie. Je me sens même soulagé de me retrouver menuisier et en plus de monter sur scène. La nourriture ne m’intéresse pas, et puis je fais des choses intéressantes. Je m’efforce de bien jouer mes rôles avec mon accent ukrainien, je fais de très bons décors. Je ne manque pas d’aide : les gens s’emmerdent et ils sont très contents si tu leur demandes de faire quelque chose pour le club. Je suis responsable du club, je garde la scène qui fait cinq mètres sur cinq, je dois nettoyer le sol, veiller à l’ordre, m’occuper de la lumière. Je passe là tout mon temps, je ne dors pas dans un baraquement, je vis sur scène dans un coin, je dors sur le piano. Nos gardiens, c’est pas mon problème, ils font leur boulot, moi je fais le mien.
FEMME 2
Nous chantons des chants patriotiques qui nous écœurent ou des chansons d’amour qui nous font encore plus mal. Mais l’envie de nous distraire l’emporte. N’importe quelle farce, n’importe quel jeu est pour nous une manière de tromper notre destin, Je refuse de travailler aux travaux généraux. À cause de ça on me met au cachot, je souffre de la faim, je suis constamment transférée d’une division à l’autre. Pour finir, je suis libérée des travaux généraux et je peux me consacrer au théâtre. Le théâtre entretient l’espoir, fait oublier la faim. J’y mets toute mon émotion. Je vis au jour le jour, sans savoir de quoi demain est fait et si je vais survivre. Je ne cherche pas à faire de propagande, J’ai constamment des ennuis à cause des hommes, parce que je suis jeune et belle. On finit par me renvoyer du théâtre. Ensuite, j’accompagne une fanfare, qui fait le tour de divisions d’hommes qui n’ont pas vu de femmes depuis dix ans. Nous nous produisons à même les baraquements. Quand je vais pour annoncer un numéro, tous les châlits branlent : ils se sont tous mis à pratiquer l’onanisme. Ils me regardent tous en tenant leur membre. Je pâlis, rougis, je ne sais pas où me mettre. C’est la dernière fois que je participe à une telle expédition.
HOMME 3
Quand la direction du camp apprend qu’un groupe d’artistes et de musiciens est arrivé de Moscou, elle nous fait venir au théâtre. Ce théâtre sauve les gens. Nous sommes exemptés des lourds travaux physiques, mais ce n’est pas tout. Le plus terrible est de ne pas travailler selon sa spécialité. Quand on envoie des savants, des enseignants, des écrivains, des ingénieurs aux travaux généraux, qu’on les oblige à extraire le charbon, à abattre les arbres et à creuser la terre, ils ne sont pas faits pour cela. C’est un bagne absurde, sans fondement économique, puisque ceux qui accomplissent ce travail n’ont ni la formation requise ni la capacité physique. Ils sont peu à tenir le coup. Être artiste ou musicien, c’est le salut. Mais qu’un artiste détenu soit coupable de quoi que ce soit aux yeux de la direction, et il est affecté aux travaux généraux. Nous sommes des détenus comme les autres, et, le matin, nous sommes escortés jusqu’au théâtre. La journée nous restons à l’intérieur du bâtiment et des gardes sont en faction à l’entrée. Quand il y a des spectacles, nous n’avons pas le droit d’aller au foyer, nous devons être sur scène, dans les coulisses ou les locaux de service.
FEMME 3
En uniforme militaire et bottes de cuir, superbes, nous chantons des chansons soviétiques. Nous détestons Staline, mais nous sommes tous de tels patriotes, nous aimons tellement notre patrie, que nous chantons avec beaucoup de plaisir les chants soviétiques de l’époque, surtout les militaires. En plus de ça, c’est la guerre. Nous jouons pratiquement tous les jours. Nous mettons un mois et demi à faire le tour de quarante-cinq camps environ, à Moscou et dans sa région. Il s’agit de donner l’illusion que, dans les camps, on rééduque les gens et principalement par le travail. On recrée dans les camps les mêmes conditions de vie que dans tout le pays : on affiche des slogans soviétiques, on organise des concours socialistes et une vie culturelle. D’un autre côté, dans la mesure où des artistes se retrouvent en camp, il faut bien les utiliser. Les chefs s’ennuient et ils ont envie de distractions. C’est pourquoi ils dépensent beaucoup d’argent pour ça. Si un artiste vient à manquer, ils peuvent en faire venir de n’importe où : de Sibérie ou du Kazakhstan.