Qui ne travaille pas ne mange pas

revue de théâtre au Goulag

Spectacle dédié à toutes celles et à tous ceux qui ont accepté de se souvenir, ainsi qu’à celles et ceux qui en ont été empêchés.

Qui ne travaille pas ne mange pas expose, sur le mode de la revue, le destin d’artistes détenus qui ont pratiqués le théâtre dans les camps staliniens.

disponible en DVD
création Espace Malraux – scène nationale de Chambéry, le 2 novembre 2004
tout public

INTENTION

« Au cours de plusieurs voyages en Russie, j’ai pu me rendre sur d’ex-lieux de détention (Magadan, Vorkouta, Pétchora, Inta) et recueillir de nombreux documents sur le théâtre au Goulag (archives papier, audio et vidéo, dont près de 40 interviews d’anciens détenus ayant pratiqué ou fréquenté le théâtre dans les camps staliniens). Comment aborder la représentation d’un monde révolu dans un monde actuel où le devoir de mémoire heurte nos consciences ? Sans me plier à l’exercice de la reconstitution historique, il m’importe de donner à voir et à entendre des visions du théâtre au Goulag en ne partant que de faits véridiques mais en les inscrivant dans un temps présent.

S’interroger sur un thème grave tel que le Théâtre au Goulag, pose la question essentielle de « comment se fait-il que l’art suive l’évolution de l’humanité, comment se fait-il que même dans les situations les plus extrêmes, sous des régimes totalitaires, dans les terribles conditions d’enfermement du Goulag, l’art puisse exister et, à sa façon, prospérer ? ». »

Judith Depaule

[...]

INTENTION

Au cours de plusieurs voyages en Russie, j’ai pu me rendre sur d’ex-lieux de détention (Magadan, Vorkouta, Pétchora, Inta) et recueillir de nombreux documents sur le théâtre au Goulag (archives papier, audio et vidéo, dont près de 40 interviews d’anciens détenus ayant pratiqué ou fréquenté le théâtre dans les camps staliniens). Comment aborder la représentation d’un monde révolu dans un monde actuel où le devoir de mémoire heurte nos consciences ? Sans me plier à l’exercice de la reconstitution historique, il m’importe de donner à voir et à entendre des visions du théâtre au Goulag en ne partant que de faits véridiques mais en les inscrivant dans un temps présent.

S’interroger sur un thème grave tel que le Théâtre au Goulag, pose la question essentielle de « comment se fait-il que l’art suive l’évolution de l’humanité, comment se fait-il que même dans les situations les plus extrêmes, sous des régimes totalitaires, dans les terribles conditions d’enfermement du Goulag, l’art puisse exister et, à sa façon, prospérer ? ».

On le sait, l’URSS de Staline a développé, sous couvert de la dictature du prolétariat, une forme d’oppression sociale inédite, basée sur la classification et l’exclusion des individus, recourant notamment à l’internement dans des camps de travail forcé. Le Goulag, immortalisé par la plume de Soljenitsyne, est devenu à jamais le symbole de l’empire des camps soviétiques, de la négation de l’homme et de l’arbitraire.Mais si le Goulag a force de métaphore dans la littérature mondiale pour désigner  l’univers concentrationnaire, en russe les cinq lettres GULAG forment initialement un acronyme qui désigne la Direction générale des camps, administration rattachée respectivement à la police politique, au commissariat du peuple à l’Intérieur et au ministère de l’Intérieur (OGPU, NKVD, MVD) de 1930 à 1960. Cette administration se circonscrit à un vaste système répressif, dont la particularité est de gérer des camps de travail correctif, instrument punitif et économique.

Le théâtre au Goulag n’a pas été une expérience isolée ni un acte de résistance. Fort de mener une « entreprise d’orthopédie sociale », pour reprendre l’expression de Michel Foucault, par volonté de contrôle des âmes et des corps, le gouvernement soviétique s’interrogea sur un programme de rééducation en relation étroite avec la productivité des détenus.Le programme avait l’ambition de faire de chaque prisonnier un animal social, de le transformer en bon citoyen soviétique. Il envisageait toutes sortes d’activités de masse dont le théâtre. En effet, le théâtre pouvait s’organiser à peu près partout et avec à peu près n’importe qui, pourvu que le processus de la représentation soit respecté et qu’un semblant de contrôle idéologique soit exercé.

Le programme a favorisé la naissance d’une véritable activité théâtrale qui selon l’alchimie du lieu, de l’époque et des détenus en présence, a pris des formes variées, d’un art pauvre et amateur à d’importantes manifestations dans les règles classiques de l’art. « Sourire de captivité », le théâtre au Goulag entrouvre un espace de liberté. Il devient le lieu de la vraie vie. La réalité est vécue comme un artifice et l’artifice devient réalité. Le théâtre devient un lieu de résistance mnésique, où le temps de la représentation, acteurs comme spectateurs peuvent se sentir encore des hommes.

Judith Depaule

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MISE EN SCÈNE DU SPECTACLE

MISE EN SCENE

La matière du spectacle se composera de bribes de vie, de documents officiels, d’extraits du répertoire joué dans les camps, de situations consignées par la mémoire des témoins, de reprises des musiques de l’époque et de musique originale, de vidéos documentaires et spécifiquement créées pour l’occasion. La pièce résulte de l’agencement syntaxique de tous ces matériaux. Tous les documents sont inédits et traduits pour la première fois en français.

La musique occupe une grande place dans le théâtre au Goulag qui a recours le plus souvent à la notion de « concert » pour désigner toute forme de spectacles où les genres sont mêlés. Pour le spectacle, les musiciens (Fred Costa, Frédéric Minière) font un travail de composition qui se réfère au répertoire de l’époque (opérette soviétique, chants patriotiques, folklore du Goulag, jazz, musique classique soviétique) tout en intégrant des sonorités contemporaines.La musique, conducteur du spectacle, est omniprésente. Tous les interprètes chantent ou jouent d’un instrument, formant ainsi un orchestre à géométrie variable allant jusqu’au nonet.

La revue (programme de variété), composée d’une succession de numéros ou saynètes selon les compétences des artistes en présence, était la forme la plus répandue du théâtre au Goulag. Sur ce principe, le spectacle agence une suite de tableaux thématiques (moments clé du théâtre au Goulag : audition, fabrication d’un spectacle, composition de couplets d’agit-prop, rapports avec la direction, représentation, statut de l’actrice au Goulag…) et des séquences de témoignages. Ces tableaux traversent différents styles de théâtre, usant de formes très simples comme de technologies contemporaines (numériques).

La place du spectateur est pensée comme celle du légataire d’une réalité historique passée au travers du prisme de la mémoire. A ces fins, la scénographie (Chloé Fabre) recourt au travail de l’image (Olivier Heinry) recyclant l’art révolutionnaire et le réalisme soviétique et détournant les codes de propagande : création d’un « faux film » de propagande d’animation sur l’histoire du Goulag, portraits vivants vidéo d’anciens détenus ayant pratiqué le théâtre au goulag, reconstitutions mnésiques de souvenirs de captivité, images fantômes vidéo d’actualités de l’époque, détournement d’images d’Epinal soviétiques (on fait « pleurer les icônes »), peinture et photos monumentales, slogans affichés et projetés…

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EXTRAIT DU TEXTE

EXTRAIT

HOMME 1
Je deviens acteur en camp. C’est un groupe constitué à moitié de professionnels et à moitié d’amateurs. En 1944, alors que je suis dans un camp de l’Oural et que je travaille aux champs, je récite du Pouchkine et je suis invité à participer aux activités du club. C’est là que je commence à chanter, je chante même avec un orchestre, mais je continue à travailler dans la journée. Je fais un long séjour à l’hôpital pour dystrophie. Je suis très maigre, je pèse quarante-sept kilos, aussi peu qu’une danseuse, j’arrive à peine à marcher. Je commence à retrouver des forces, et, un jour, je suis appelé au club. Ils montent plutôt des sketches, des pièces en un acte, des pièces soviétiques. C’est la guerre et le thème de la patrie est très présent. La direction du camp y attache beaucoup d’importance, même si nous sommes des criminels. Malgré les circonstances, nous souhaitons tous la victoire. J’ai du plaisir à être sur scène, je comprends qu’il y a là quelque chose qui m’est proche, que je m’y sens libre. Non pas que j’en oublie mon destin, mais je deviens maître de moi-même. Ce n’est que sur scène, en interprétant d’autres hommes, d’autres destins, que tu peux ressentir de la liberté et de l’indépendance.

FEMME 1
Au fin fond de la taïga, le théâtre est l’unique joie et le seul divertissement de la direction : nous sommes jeunes, nous sommes beaux, nous chantons, nous dansons. Le premier spectacle est toujours pour la population libre, et ensuite nous jouons pour les détenus. Nous jouons dans les réfectoires. La journée, nous travaillons aux travaux généraux. Le soir, en rentrant, nous nous changeons quand nous pouvons, nous enfilons des vêtements secs, nous nous poudrons et nous courrons en répétition. Où les prisonniers affamés et exténués trouvent-ils l’énergie de monter des spectacles ?  Au bout d’une journée de travail de 10 ou 12 heures, acteurs comme spectateurs avalent leur repas et se précipitent, qui vers les coulisses, qui dans la salle pour ranger les tables, déplacer les bancs et s’installer aux meilleures places. Serrés les uns contre les autres, tous s’imprègnent de cette vie irréelle, comme pour y puiser la foi en l’avènement d’une véritable justice : ils en ont tellement besoin ! Ces gens qui tant de fois ont été trompés veulent à nouveau vivre. Le théâtre est comme un remontant.

HOMME 2
Au théâtre, les chanteurs et les acteurs, me traitent de façon spéciale. Je suis de classe inférieure, comme on dit, paysan, simple moujik, et eux, ce sont des artistes. Ils m’aiment beaucoup. Avant j’étais au village, puis j’ai été soldat, je me suis battu en Mandchourie, puis ça a été la guerre mondiale, la captivité, la prison et le goulag. Moi, je ne sens pas tellement la différence, ça n’est pas si terrible : je n’ai jamais eu une très bonne vie. Je me sens même soulagé de me retrouver menuisier et en plus de monter sur scène. La nourriture ne m’intéresse pas, et puis je fais des choses intéressantes. Je m’efforce de bien jouer mes rôles avec mon accent ukrainien, je fais de très bons décors. Je ne manque pas d’aide : les gens s’emmerdent et ils sont très contents si tu leur demandes de faire quelque chose pour le club. Je suis responsable du club, je garde la scène qui fait cinq mètres sur cinq, je dois nettoyer le sol, veiller à l’ordre, m’occuper de la lumière. Je passe là tout mon temps, je ne dors pas dans un baraquement, je vis sur scène dans un coin, je dors sur le piano. Nos gardiens, c’est pas mon problème, ils font leur boulot, moi je fais le mien.

FEMME 2
Nous chantons des chants patriotiques qui nous écœurent ou des chansons d’amour qui nous font encore plus mal. Mais l’envie de nous distraire l’emporte. N’importe quelle farce, n’importe quel jeu est pour nous une manière de tromper notre destin, Je refuse de travailler aux travaux généraux. À cause de ça on me met au cachot, je souffre de la faim, je suis constamment transférée d’une division à l’autre. Pour finir, je suis libérée des travaux généraux et je peux me consacrer au théâtre. Le théâtre entretient l’espoir, fait oublier la faim. J’y mets toute mon émotion. Je vis au jour le jour, sans savoir de quoi demain est fait et si je vais survivre. Je ne cherche pas à faire de propagande, J’ai constamment des ennuis à cause des hommes, parce que je suis jeune et belle. On finit par me renvoyer du théâtre. Ensuite, j’accompagne une fanfare, qui fait le tour de divisions d’hommes qui n’ont pas vu de femmes depuis dix ans. Nous nous produisons à même les baraquements. Quand je vais pour annoncer un numéro, tous les châlits branlent : ils se sont tous mis à pratiquer l’onanisme. Ils me regardent tous en tenant leur membre. Je pâlis, rougis, je ne sais pas où me mettre. C’est la dernière fois que je participe à une telle expédition.

HOMME 3
Quand la direction du camp apprend qu’un groupe d’artistes et de musiciens est arrivé de Moscou, elle nous fait venir au théâtre. Ce théâtre sauve les gens. Nous sommes exemptés des lourds travaux physiques, mais ce n’est pas tout. Le plus terrible est de ne pas travailler selon sa spécialité. Quand on envoie des savants, des enseignants, des écrivains, des ingénieurs aux travaux généraux, qu’on les oblige à extraire le charbon, à abattre les arbres et à creuser la terre, ils ne sont pas faits pour cela. C’est un bagne absurde, sans fondement économique, puisque ceux qui accomplissent ce travail n’ont ni la formation requise ni la capacité physique. Ils sont peu à tenir le coup. Être artiste ou musicien, c’est le salut. Mais qu’un artiste détenu soit coupable de quoi que ce soit aux yeux de la direction, et il est affecté aux travaux généraux. Nous sommes des détenus comme les autres, et, le matin, nous sommes escortés jusqu’au théâtre. La journée nous restons à l’intérieur du bâtiment et des gardes sont en faction à l’entrée. Quand il y a des spectacles, nous n’avons pas le droit d’aller au foyer, nous devons être sur scène, dans les coulisses ou les locaux de service.

FEMME 3
En uniforme militaire et bottes de cuir, superbes, nous chantons des chansons soviétiques. Nous détestons Staline, mais nous sommes tous de tels patriotes, nous aimons tellement notre patrie, que nous chantons avec beaucoup de plaisir les chants soviétiques de l’époque, surtout les militaires. En plus de ça, c’est la guerre. Nous jouons pratiquement tous les jours. Nous mettons un mois et demi à faire le tour de quarante-cinq camps environ, à Moscou et dans sa région. Il s’agit de donner l’illusion que, dans les camps, on rééduque les gens et principalement par le travail. On recrée dans les camps les mêmes conditions de vie que dans tout le pays : on affiche des slogans soviétiques, on organise des concours socialistes et une vie culturelle. D’un autre côté, dans la mesure où des artistes se retrouvent en camp, il faut bien les utiliser. Les chefs s’ennuient et ils ont envie de distractions. C’est pourquoi ils dépensent beaucoup d’argent pour ça. Si un artiste vient à manquer, ils peuvent en faire venir de n’importe où : de Sibérie ou du Kazakhstan.

ÉQUIPE

conception Judith Depaule
assistanat à la mise en scène Katia Grosse-Ponomareva
musique Fred Costa et Frédéric Minière
scénographie Chloé Fabre
construction Ivann Le Gall
lumières Michel Bertrand
vidéo Olivier Heinry
création costumes Julie Scobeltzine
réalisation Misa Ishibashi et Marie Bjerrum
son Samuel Pajand
direction technique René Rey
chorégraphie Anatoli Vlassov
variations verticales Pierre Demoy, Charles Santreuil et Cyril Dupont
effet aérien Haut + Court
film d’animation Martin Depaule et Mabel Octobre
stagiaire mise en scène Thomas Cepitelli
stagiaire scénographie Pauline Berger
stagiaire vidéo Sarah Pignier
stagiaire costumes Clémentine Anglade
avec Fred Costa, Pierre Giraud, Narmé Kaveh, Joséphine de Meaux, Frédéric Minière, Judith Morisseau, Victor Ponomarev, Ostap Tchovnovoï et Anatoli Vlassov
avec la participation de Ioudif Séviernaïa et Lazare Chéréchevski et la voix de Cécile Thiéblemont

PRODUCTION

Mabel Octobre, Espace Malraux scène Nationale de Chambéry et de la Savoie, Maison de la Culture d’Amiens, Ferme du Buisson scène Nationale de Marne-La-Vallée
avec l’aide du CCAM scène Nationale de Vandœuvre-les-Nancy et du Centre Dramatique de Nancy
avec le soutien de la Drac Ile-de-France, de la Région Ile-de-France, de la DMDTS (aide à la création), du DICRéAM et de la Spédidam
avec la participation artistique du Jeune Théâtre National
chargé de production Henri Julien (Jules)
ce projet a bénéficié d’une bourse Villa Médicis Hors les Murs en Russie et de l’aide de l’Ambassade de France à Moscou, de l’AFAA et la DAI

REMERCIEMENTS

Merci aux très nombreuses personnes et aux institutions qui, en Russie, ont rendu cette aventure possible.
Nous remercions aussi
Le musée d’Ethnographie de Genève, les amis de Mabel, les Acousmates, le Bing Théâtre, Notoire, les films Atari, Fin Avril, les équipes de la Ferme du Buisson et de la Scène Nationale de Chambéry
Jacques Beauregard, Klaus Blasquiz, Fred Brin, Romain Chantereau, Jacques Huepfner, Maria Loura-Estevao, Alexandre Meyer, Béatrice Picon-Vallin, Jacques Pornon, Valérie Pozner, Jacques Ralite, Anne Réjony, Jérôme Saint-Loubert Bié, Julie Salguas, Alexis Toutaï