L’Ennemi public

« L’Ennemi public » ? L’objet de cet ouvrage polyphonique est double. D’une part, mettre l’accent sur la prison, lieu de détention des « ennemis » de la société ; d’autre part, établir en quoi et sous quelles formes la prison attise l’attention de créateurs contemporains (plasticiens mais aussi dramaturges, cinéastes, vidéastes… ) désireux d’en fournir une image, une représentation, une «esthétique».

L’univers carcéral, structure où bannir, où punir, où réinsérer peut-être les damnés de la société, est ce périmètre maudit où l’ordre social cumule les échecs – de l’harmonie, du respect dû à la loi et à autrui, de la liberté. Son statut de périmètre à part n’est pas sans diffracter sa perception, qu’on devine plurielle – selon qu’elle est celle de ses pensionnaires durables, les détenus, de ses pensionnaires occasionnels, ceux qui s’y rendent pour travailler ou créer, ou de ceux encore qui y trouvent une occasion de témoigner dans une perspective humaniste, critique ou politique.

Cet ouvrage, « matière à penser », a été publié à l’occasion de l’exposition « L’Ennemi public », présentée à Paris, à la galerie Madga Danysz, en janvier-février 2013.

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EXTRAIT

III LA PRISON : ESPACE D’ART

Inspire, respire, aspire à Shakespeare

pp-71-79

Faire du théâtre en milieu carcéral, c’est déplacer l’espace de la représentation : jeu de transposition pour les acteurs comme pour les spectateurs dans le monde libre de l’imaginaire. Qui joue ? pour qui ? Où est le « vrai » et le « faux » ? Le théâtre entrouvre un interstice de liberté, de réconciliation provisoire avec l’idée d’être un homme, il permet de suspendre le temps et le sentiment d’humiliation. Il devient un acte vital et nécessaire.

Dans la perspective de mon spectacle Qui ne travaille pas ne mange pas, créé à l’automne 2004, et suite à mes recherches sur le théâtre dans les camps staliniens, pensé comme un outil de rééducation des ennemis du peuple, j’ai cherché à éprouver une expérience similaire en France, en me tournant du côté de la prison. Dans le cadre de la convention qui associait le Théâtre de la Cité Internationale avec la Maison d’arrêt de la Santé (convention signée par la DRAC, la Direction Régionale de l’Administration Pénitentiaire et le SPIP de Paris), j’ai été invitée deux années consécutives à mener des ateliers-spectacles avec des détenus.

Le décor

À l’entrée de la prison, je me heurte à l’accueil suspicieux du gardien, sceptique que la culture soit compatible avec l’idée de punition. Suivent le rituel du dépôt du téléphone portable et le retrait du badge–ouvre-toi-sésame. Dans l’antre de la prison, se succèdent portes, grilles, jeux de clés et de gardiens jusqu’au point ultime : celui du surveillant qui m’ouvre la salle des activités et appelle les numéros d’écrou, inscrits sur la liste que je lui présente. Tout est arrimé à la bonne volonté de ce dernier, mais aussi à celle des responsables de blocs et d’étages, qui, selon leur humeur et les tâches qu’ils ont à accomplir, mettront plus ou moins de zèle à aller chercher les détenus qui participent à l’atelier. Tout paraît simple, rien n’est facile, mille et une raisons empêchent le déplacement d’un détenu de sa cellule à la salle d’activité ou le bon déroulement de l’activité : mouvements (entrées ou sorties de détenus de la prison, descentes ou remontées des promenades), livraisons, fouilles inopinées, états d’alerte (agressions de gardiens ou de détenus…) occupation de la salle d’activités pour stockage de matériel, appels des détenus au micro (avocats, psychologues) ou au palais, parloirs, visites médicales, punitions, etc.

Travailler en maisons d’arrêt multiplie les contraintes. Peuplées majoritairement par des détenus en attente de jugement, la surveillance y est renforcée et la communication restreinte. Afin que les prévenus ne puissent par interférer dans leur affaire avant d’être jugés, « aucun contact n’est autorisé entre l’intérieur et l’extérieur ».

Il s’agit de ne me laisser affecter par aucun refus, aucun contretemps, mais de transformer l’attente et l’impossibilité en faire, selon la devise « on trouve toujours une solution à tout ».

Santé 1

Janvier 2003, je débute une première série d’interventions : un atelier hebdomadaire de trois heures, tous les lundis, qui se solde, au mois de juin, par un spectacle en interne destiné aux détenus (bloc par bloc, division par division), aux intervenants et aux travailleurs sociaux de la prison, ainsi qu’à quelques visiteurs triés sur le carreau. Dix jours avant les représentations, je répète matin et soir avec eux. La salle, qui se veut de « spectacle » par la présence d’une petite scène et d’une minuscule cabine de régie à peine équipée, est un long parallélépipède troué de part en part de meurtrières donnant sur des cours de promenade. La salle sert aussi bien à l’activité ping-pong, aux cultes, à faire des conférences, du slam, de la musique ou du théâtre. Son manque de fonctionnalité et son état de vétusté relèvent de l’euphémisme. Que proposer aux détenus ? Sur quoi travailler ? Il ne s’agit pas de verser dans le « facile », la rigueur et l’exigence étant une chose tangible à leur offrir. Je souhaite m’atteler à de « grands textes » du répertoire, de ceux qui résistent à toutes les épreuves. Je recherche une distribution quasi exclusivement masculine. C’est Hamlet de Shakespeare qui s’impose avec la question centrale de l’enfermement mental de son héros :

Le monde est une prison.

Je ressers toute la pièce autour de cette question centrale, élague la périphérie dont les amours d’Ophélie, réduis l’intrigue à l’essentiel pour une partition finale de moins d’une heure. Reste le problème délicat des cinq monologues du personnage principal. Je choisis le chant pour transformer le questionnement solitaire en revendication chorale : le texte résonne avec une insolence oubliée, si étonnamment juste dans cet univers carcéral, et semble écrit pour être scandé. Un prisonnier compose les mélodies, accompagnées à la guitare et au djembé. Les refrains sont repris à plusieurs. Une des chansons, Misérable rustre, esclave que je suis, où Hamlet évoque la puissance du théâtre qui en fait un véritable moyen d’action, fait le tour de la prison. Un autre propose un prologue :

Cellule dorée, sans lumière, prisonnier, espoir bloqué, injure du temps, lenteur de la loi, brimade, placard, parloir, bafoué, gémir, suer, folie, blessé, affligé, cruel, incestueux, humiliation du pouvoir, prétoire, mitard, chefs-d’œuvre de l’homme à travers l’univers, tombé en sursis, je divague dans cette cour jeté aux oubliettes de la société, je me proclame roi d’un espace infini, car ma vue baisse comme ma garde, fantôme je reviens à travers ses murs solitude pour t’envoyer un message d’Armand Gatti…
M’inspire, respire, aspire à Shakespeare…
D’un autre temps à chaque instant dans la cour des grands fut un temps d’une reine, d’un roi, sans couronne, sans cœur, sans cour, trahir, souffrir, mourir, dormir, destin maudit, pleurer jusqu’aux portes de l’enfer un destin funeste…
Ça vous inspire, respire, aspire à Shakespeare…
Tel un spectre à travers le temps, inlassablement, perpétuellement, en mouvement qui ressurgit aujourd’hui pour rétablir l’histoire des vivants, stratégie pastorale, comique, historique, tragique, me glace le sang, outrage, misérable, esclave, horrible douleur, terreur du serpent sans sentiment, sans honneur a craché son venin pour dévier la justice, le gain même du forfait accompli en pleine lumière.
La pièce est dans nos têtes, mais l’homme est une bête, nous on doit réfléchir à dire, surveillant, mon seigneur, mon roi, mon directeur, quel avenir.
Inspire, respire, aspire à Shakespeare…
Zidane, petit pont, je te regarde dans les yeux comme les bleus un coup perdant, un but gagnant, toujours présent, comme les miens dans cette cour, sages comme des images, on évite nos pires ennemis qui veulent nous ramener dans ce pays d’où nul homme ne revient car ils sont en fait le destin. Nous aujourd’hui notre cœur s’ouvre pour vous réunir, pour construire un avenir, car demain on sera loin avec les nôtres dans une cour, sereins, le cœur heureux, mais les larmes proches. Judith, tel un Santini, nous tend sa main pleine d’espoir.
Inspire, respire, aspire à Shakespeare…

Nous montons donc Hamlet et les détenus qui participent à l’atelier en sortent grandis, fiers du défi. Je me souviens avec émotion de F., pressenti pour jouer le spectre, qui n’arrive pas à apprendre son texte. Je lui propose de venir un peu avant une séance pour que nous puissions travailler individuellement. C’est alors que je saisis son analphabétisme : ne pouvant pas visualiser les mots, il ne peut pas les mémoriser, mais son désir de participer au spectacle est si fort que je dois trouver une solution. Nous dédoublons le rôle du spectre en une présence physique muette qui traverse l’espace et une voix caverneuse sortant de nulle part, assumée par un autre détenu, redoublant l’étrangeté inquiétante du personnage.

Nous connaissons des péripéties à rebondissements. Notre roi est libéré quelques jours avant le spectacle : nous sommes interloqués, heureux que justice soit réparée (il était en attente de jugement), malheureux de perdre un élément si important et expérimenté (il suivait des cours avant d’être enfermé). Commence alors une « chasse au roi », rendue malaisée par l’urgence du spectacle à venir et des interdictions de communiquer entre prévenus qui éliminent de fait de nombreux candidats. Je fais passer des auditions au parloir, je me déplace dans les cellules. Nous arrivons à persuader un détenu de rejoindre l’aventure. L’homme est sur la défensive, psychologiquement instable, se situant à la marge en tant que « détenu politique ». Incapable de retenir son texte, il va lire son texte, tel un homme public à une tribune. La veille de la première, une altercation avec un de ses camarades de jeu, suivie d’une agression physique, le fait définitivement renoncer au spectacle. Je reprends le rôle séance tenante, composant de fait un couple improbable avec une reine jouée par un ex-pilier de rugby de plusieurs fois mon envergure physique. Le public ne s’étonne de rien. L’inversion des sexes en rajoute à la démence des personnages et au mal-être d’Hamlet dont la mère et le beau-père ne sont même pas aptes à assumer leur identité, en proie à une schizophrénie irréversible, prisonniers de leur rôle. Nous tenons la clé de l’énigme dramaturgique de la pièce : Hamlet n’est pas fou, mais le monde qui l’entoure, ce monde qui est une prison. Notre Hamlet est d’ailleurs un superbe caïd, d’une présence immédiate et absolue, qui, à chaque fois qu’il parle, plante son regard dans les yeux des spectateurs :

 Qu’avez-vous fait à la Fortune, pour qu’elle vous envoie en prison ? 

Les détenus n’ont pas besoin de jouer. Ils sont là et cette plénitude suffit à remplir l’enveloppe de leurs personnages qui se colore d’un caractère parfois inattendu, évitant les poncifs traditionnels. La prison permet une relecture du chef-d’œuvre de Shakespeare et la découverte de nouvelles clés dramaturgiques.

Santé 2

Un an plus tard, j’accepte avec un réel plaisir de repartir pour 6 mois d’ateliers. Cette fois-ci, mon choix s’oriente avec évidence vers une farce historique, La résistible ascension d’Arturo Ui de Brecht, transposition de la montée d’Hitler au pouvoir dans les hautes sphères du crime organisé. Après la mise en abîme de la prison dans Hamlet, vient celle du contournement de la justice.

Tout est représenté dans le grand style tragique
Mais sans quitter d’un pas le réel authentique.
Nous ne vous montrons pas une fiction nouvelle
Rien d’inventé ou bien d’imaginaire,
D’expurgé, de refait , afin de mieux vous plaire.
Ce que nous vous montrons est partout bien connu :
Le drame des gangsters que chacun a vécu.

Comment résister à l’envie de demander à des hors-la-loi de jouer d’illustres gangsters ? Difficile d’échapper à la nostalgie qu’évoque Al Capone, fine fleur de la pègre, véritable aristocrate, même pour les bandits d’aujourd’hui. Fiction et réalité s’entremêlent. Même si les lois du milieu ont changées, les protocoles d’alliance, de corruption, de conspiration et de trahison, demeurent immuables. Les détenus font partie prenantes des rouages de la machine même à leur corps défendant. Et c’est justement cette dualité associée à la réflexibilité de l’enfermement qui leur confère une analyse impitoyable de la société et des rapports humains. Passionnés par les grands sujets, ils se sentent intimement concernés par les revers de l’histoire et ont soif d’apprendre. Parler d’Hitler, aussi métaphorique que soit la pièce, revêt un sens pour eux. C’est pourquoi, après m’être longuement interrogée sur le traitement des cartons de rappels historiques dont Brecht ponctue l’intrigue, je décide de les affirmer plus encore en les faisant dire par un personnage inventé, une sorte de « professeur de mémoire ».

La réputation du spectacle de l’année précédente fait exploser le nombre de demandes de participation à l’atelier et nous passons outre la limitation des effectifs imposée par le règlement. Je retrouve des « anciens », des détenus qui ont participé au précédent atelier. Ils sont fiers de pouvoir expliquer aux autres comment dire un texte. Certains d’entre eux se surpassent comme si, forts de leur expérience antérieure, ils portent un savoir et se font les garants d’une pratique. Ils sont pour moi de précieux atouts. Soucieuse de ne pas me confronter aux mêmes écueils, je demande à chaque participant de mémoriser plusieurs rôles, afin de pouvoir cheminer quels que soient les départs ou les absences.

Ici aussi l’intrigue est resserrée et la longue liste des personnages imaginée par Brecht réduite à l’essentiel. Je reprends le principe d’accompagnement musical qui vient ponctuer le texte, comme celui de parties chorales où tous les participants se retrouvent impliqués. Nous adoptons la même disposition en bi-frontal de l’année précédente, la salle ne laissant pas beaucoup d’alternatives, auxquelles vient s’ajouter un troisième point de jeu au milieu des spectateurs pour accueillir le fauteuil de Hindsborough (le maréchal Hindenburg).

À l’instar de la scène des comédiens dans Hamlet, la leçon de diction et de maintien, dispensée par un acteur shakespearien à Arturo Ui, nous rappelle à la réalité du théâtre et à ses liens étroits avec la politique. L’épilogue nous ramène à une réalité, qui, dans le contexte carcéral, dépasse encore une fois les intentions de l’auteur :

Vous, apprenez à voir, plutôt que de rêver.
Agissez et pensez, au lien de bavasser.
Voilà ce qui aurait pu dominer le monde.
Une chose semblable à une bête immonde.
Mais de lui les peuples eurent raison. Prenez garde,
Fécond encore est le ventre qui le porta.

Bois d’Arcy

Un autre établissement pénitentiaire, mis en service en 1980. À la sortie de la gare de Fontenay-le-Fleury, je traverse une forêt pour y accéder. D’abords, la maison d’arrêt est moins austère. Mais à l’intérieur, je comprends vite que les constructions modernes sont encore plus oppressantes que les prisons anciennes :  nature des matériaux de construction, noyaux de surveillance sur plusieurs étages, circulation malaisée, démultiplication des barreaux, bruit constant. Ici, comme à la Santé, les cellules ne disposent pas de douche individuelle induisant une rotation trop importante pour les détenus qui n’ont droit qu’à 2 douches par semaine. Pas d’accès direct à l’eau chaude, pas de plaque de cuisson en raison de l’installation électrique. Surpeuplée depuis son ouverture, la prison a toujours connu des tensions.

Août 2012. Je suis de retour en milieu carcéral, à l’invitation du Théâtre de Saint-Quentin-en-Yvelines et en lien avec le Service Pénitentiaire d’Insertion et de Probation des Yvelines, pour une semaine d’ateliers d’écriture et de vidéo :  « Imaginez-vous dans la peau d’un autre. Si vous étiez un autre ? Quelle apparence auriez-vous ? Quelle serait votre vie ? »

Une petite salle de classe est mise à notre disposition. Cinq détenus suivent l’atelier. Ils sont dans l’expectative, mais très vite ils proposent de réinventer, de détourner des biographies de personnalités ou de personnages célèbres : Usain Bolt, Lionel Messi, Flash, Neils Astrong… et nous rions beaucoup de cette exercice ludique et quelque peu provocateur. Car qui pourrait supputer qu’Usain Bolt est un ex-voleur, tenu de courir vite pour échapper aux raclées de son père et aux poursuites des commerçants ?

[…] Quand j’étais petit déjà j’étais très rapide, on m’a surnommé Kirikou, je faisais toujours exprès de partir cinq minutes avant l’heure de l’école qui était située à quinze minutes à pied et j’y allais en sprintant, je dépassais même mes frères et sœurs qui étaient partis en voiture avec mes parents. Les après-midi, je séchais souvent les cours pour aller voler des fruits chez l’épicier, car je savais qu’à la course personne ne m’égalait, et quand le directeur de l’école et l’épicier venaient se plaindre de mes absences et des vols, mon père, furieux, voulait me frapper et je courrais partout dans la maison jusqu’à ce qu’il soit fatigué et qu’il arrête de me poursuivre. […]
Un jour, j’ai arraché un sac à main et je me suis fait poursuivre par la police à vélo. Elle a placé des barrages un peu partout pour me stopper, mais j’ai réussi à en passer quelques uns jusqu’à me retrouver devant un stade où se déroulaient des courses. J’y suis entré et j’ai arraché un dossard et je me suis mélangé aux coureurs. C’étaient les derniers mètres d’un relais, j’ai donc pris un bâton et j’ai couru jusqu’à la ligne d’arrivée où j’avais mis une bonne distance sur les cent derniers mètres aux autres coureurs. À l’arrivée, un entraîneur est venu me voir pour me proposer un contrat pro. […]
Saddam Hauts-de-Seine

Qui se doute que le premier homme à avoir marché sur la Lune n’est pas Neils Amstrong, mais un Noir, et que les Américains ont organisé un tournage en studio de l’alunissage afin que ce soit un Blanc qui apparaisse sur le petit écran ?

[…] En fait, le premier homme à avoir marché sur la Lune c’est moi, Bradley Cooper, mais on n’a pas voulu me dévoiler à cause de ma couleur de peau. Vous allez me dire que l’homme qui est apparu sur vos écrans était blanc, mais en vrai ce que vous avez vu a été tourné dans des studios spécialement conçus. Si vous revisionnez les images que l’on vous a présentées pendant tout ce temps, regardez bien, le drapeau des Etats-Unis ne flotte pas et on voit l’ombre de plusieurs techniciens.  On a préféré ne pas me révéler mon identité, car j’étais un noir américain et, croyez-moi qu’à cette époque c’était un véritable handicap. Le fait de me prendre a été une exception car j’étais le seul homme capable de venir à bout de ce projet, grâce à mes capacités de contorsionniste et mon intelligence. J’ai pu développer un système de fusée aussi légère qu’une automobile où seule une personne aussi souple que moi pouvait se glisser. La seule chose regrettable, dans cette histoire, c’est d’avoir menti à ma famille en leur prétextant avoir été prisonnier de guerre pendant trois ans au Vietnam.
Nabil S.

Ou qui sait que Flash, le héros des bandes dessinées, possède une vie de famille ?

[…] je m’appelle Flash (alias Jay Garrick), je suis né en janvier 1940, j’ai soixante-douze ans, mais grâce à mes pouvoirs, je garde une jeunesse éternelle. Je suis le plus vieux de mon groupe d’amis. J’habite à Trappes, dans un petit quartier nommé les Merisiers, très agité par de petits délinquants infantiles. C’est dans le quartier que j’ai rencontré Judith Allen (alias Kid Flash), qui a des pouvoirs comme moi. Judith m’a demandé en mariage à la fin d’une course. On avait fait un 1000 m et celui qui gagnait demandait l’autre en mariage. J’ai accepté sa demande. On est parti se marier à Miami et depuis on a eu deux petits flashes. […]
Zip

On n’étouffe pas l’imagination et l’humour derrière des barreaux.

Les participants lisent leur texte rédigé à la première personne face à la caméra, sur le mode de l’interview TV, comme si c’était d’eux dont il s’agissait. Nous rions encore. Tous s’étonnent de la difficulté de l’exercice, mais le prennent à bras le corps. À la question que l’un d’entre eux me pose à plusieurs reprises sur ce qu’il faut faire pour être artiste, ils peuvent désormais répondre : travailler. Et c’est ce qu’ils souhaiteraient continuer à faire : apprendre à dire et à respirer un texte, à réécrire pour que soit plus dicible.

Je ris aux éclats, seule devant mon banc de montage, tellement les images sont jubilatoires. Dans la grande salle de spectacle en béton de la prison, nous projetons le film des portraits en comité très privé. Des rires fusent à nouveau : rires de gène de se voir à l’écran, rires de voir les autres en proie aux difficultés de l’exercice, mais rires aussi parce que le résultat est tout simplement joyeux.

Judith Depaule

Inspire, respire, aspire à Shakespeare, in L’ennemi public, coordination Paul Ardenne, Magda Danysz, Barbara Polla – La Muette, 2013, pp-71-79

Coordonné et co-rédigé par Paul Ardenne, Magda Danysz et Barbara Polla, il croise les points de vue de multiples contributeurs : Colombe Babinet, Didier Beaumelle, Benjamin Bonnet, Jean-Pierre Carbuccia, François Cassingena-Trévedy, Mat Collishaw, Judith Depaule, Gérald Kerguillec, Sarah Lucas, Joanna Malinowska, Jean-Michel Pancin, Jhafis Quintero, Jackie Sumell, Rémi Tomaszewski, Herman Wallace et les étudiants en Mode-Design de la HEAD de Genève.