Meyerhold, la mise en scène dans le siècle
« Le XXe siècle a vu l’avènement de l’artiste de théâtre total annoncé par E. G. Craig, le metteur en scène, dont Vsevolod Meyerhold (1874-1940) a représenté l’avatar sans doute le plus tôt abouti, puisqu’il a, durant ses quarante années de vie créatrice, inventé la plupart des formes grâce auxquelles les scènes du siècle vont, consciemment ou non, vivre et se développer, qu’il s’agisse de théâtre, d’opéra, de cinéma, de théâtre musical, de danse. Meyerhold commence sans doute à être mieux connu. Mais la publication, en principe systématique, entreprise en Russie de ses abondantes archives, miraculeusement préservées après son arrestation et sa condamnation par le régime stalinien, doit permettre d’aller plus loin et de réévaluer l’importance extrême de ses découvertes et de son héritage pour l’histoire du théâtre du XXe siècle.
Dans un premier temps, il s’agira d’analyser les apports essentiels de Meyerhold dans les domaines suivants : modèles théâtraux proposés, pédagogie et formation de l’acteur et du metteur en scène, prise en compte et étude du public, rapport de l’artistique et du politique, rapports entre les arts (où la poésie, le cinéma, la musique et la peinture seront privilégiés), rapports avec la critique, recherche scientifique sur le théâtre, relations avec les autres metteurs en scène, ses contemporains. Les approches seront multiples, historiques, politiques, théâtrologiques, anthropologiques, musicologiques. Il serait bon de faire apparaître dans toute sa richesse et sa complexité la collaboration des compositeurs russes avec le metteur en scène (Glazounov, Gnessine, Prokofiev, Chostakovitch, etc.) dans sa recherche d’un «réalisme musical».
Dans un second temps, nous nous interrogerons sur la place de son héritage dans l’espace européen – occidental, oriental et central, en nous arrêtant sur le cas Brecht – et mondial (USA, Japon). Nous tenterons de saisir les cheminements souterrains d’un héritage confisqué, voire éradiqué par les méthodes totalitaires, ses modes de circulation, ses « véhicules », depuis ses traces dans les camps staliniens jusqu’aux affirmations des jeunes metteurs en scène d’aujourd’hui. »
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EXTRAIT
LA TRAVIATA A MAGADAN
In Meyerhold, la mise en scène dans le siècle, OGI, Moscou, 2002, pp. 213-224.
LE DALSTROI
Le Dalstroï, grand combinat créé en 1931 spécialisé dans l’exploitation aurifère du bassin de la Kolyma, se constitue grâce à la main d’œuvre que lui fournissent les camps ouest-septentrionaux de redressement par le travail. L’énorme complexe devient en 1938 une administration[1] à part entière subordonnée au NKVD avec son propre réseau de camps. Dans l’idée de « rééducation » des détenus, les camps possèdent un département éducatif et culturel (KVO) dont l’un des objectifs est d’encourager l’activité artistique amateur (coins rouges, cercles, brigades culturelles). Des clubs se forment, réunissant amateurs et professionnels, et même des travailleurs libres.
Loin de la capitale, en toute souveraineté, la direction du Dalstroï peut à loisir décider du sort des artistes détenus, organiser des distractions culturelles comme un théâtre, permettant parfois des expériences impensables dans « le monde libre ».
De 1939 à 1948 le Dalstroï est dirigé par Ivan Nikichov dont la compagne Alexandra Gridassova joue un rôle de mécène et de protectrice des arts. En 1941 à Magadan s’ouvre un véritable théâtre construit par les détenus, le Théâtre Gorki, nanti d’une salle de 326 places et d’un foyer, destiné à la population locale et aux cadres dirigeants du Dalstroï. En 1944, on y donne La Traviata, premier opéra de la Kolyma joué et monté par des détenus ; Leonid Varparhovski en signe la mise en scène.
Leonid Varparhovski
Varparhovski, qui s’est toujours revendiqué l’élève et le disciple de Meyerhold, monte entre 1930 et 1975 plus de soixante spectacles.
Né en 1908 au sein d’une famille cultivée, Varparhovski apprend le piano, fréquente l’école de ballet du Bolchoï, fait partie d’un des premiers jazz-bands russes (le PEKSA[2]) comme arrangeur et percussionniste.
Très tôt passionné de théâtre et admiratif du travail de Meyerhold, il cherche à rejoindre ses ateliers[3], sans succès. Il étudie la littérature à l’université de Moscou, publie des d’articles sur le théâtre et le cinéma et entre au TRAM[4] comme assistant à la mise en scène et décorateur.
En 1933, il est engagé comme « secrétaire scientifique » au GOSTIM. Il côtoie le maître quotidiennement pendant trois ans et suit l’élaboration de quatre de ces spectacles : La Dame aux camélias de Dumas fils, 33 évanouissements d’après Tchékhov, La Dame de pique de Tchaïkovski pour le Maly opéra de Leningrad et une deuxième version scénique de Malheur à l’esprit de Griboïedov. En 1935, il suit une formation d’acteur au studio du Théâtre Vakhtangov.
Arrêté en 1935, il est assigné à l’exil au Kazakhstan où il réalise quatre mises en scène. De nouveau arrêté en 1937 et condamné à 10 ans de détention en camp pour agitation contre-révolutionnaire, il est envoyé en 1939 à la Kolyma aux travaux généraux. Son érudition musicale le sauve. Il corrige les partitions de la fanfare de sa section, intègre la brigade culturelle de Iagodnoe où il monte Stalingrad, le Dniepr se déchaîne[5], dont le succès lui assure la direction de la cultbrigade[6] centrale de Magadan. Il monte neuf spectacles sur la scène du Théâtre de Magadan dont un opéra de Verdi, La Traviata.
LA TRAVIATA
Au sein de la cultbrigade de Magadan, un petit groupe d’artistes détenus décide de répéter un opéra « entre soi », La Traviata. « Quand on monte un opéra, on reçoit toute sorte de récompense »[7]. Sceptique quant à la faisabilité du projet, Varparhovski finit par succomber doublement à la force du défi et aux charmes de Violetta qu’incarne Ida Ziskina[8]. Il exige auprès de la direction des camps que lui soient fournis les rôles manquants, un chœur et des musiciens supplémentaires afin de monter l’opéra dans les règles de l’art. Dès la saison suivante (1944-1945) l’opéra est inscrit au répertoire du Théâtre Gorki. Un groupe de chanteurs et de danseurs estoniens établi à Iaroslav est comme par enchantement transféré à Magadan, des artistes libres complètent la distribution, des amateurs recrutés parmi la population libre sont engagés comme figurants.
À force de répétitions et d’heures passées sur la partition orchestrée pour trente musiciens par Albert Kieche[9], le premier opéra de la Kolyma voit le jour. Beaucoup sont amateurs, débutants ou ne sont pas des artistes lyriques. C’est un exploit et un succès qui valent à Varparhovski une remise de six mois de peine. Nikichov, chef du Dalstroï, déclare : « Il n’y a pas longtemps ici il y avait des ours blancs, à présent nous écoutons de l’opéra ».
Des documents de l’époque permettent de ce faire une idée très précise du spectacle. L’exemplaire personnel de répétitions de Varparhovski de La Traviata a été conservé. Entièrement manuscrit, il porte la mention suivante : Magadan, juin-novembre 1944. Sur les pages de gauche : des schémas du dispositif scénique avec la position des différents interprètes, leurs déplacements numérotés et marqués par des flèches, des annotations de mise en scène. Sur les pages de droite : les portées avec la ligne mélodique et juste en dessous le texte à chanter ; encore en dessous, les numéros des différentes actions de mise en scène et des renseignements supplémentaires. Tous les effets de lumière sont indiqués par d’autres numéros à la fois sur les pages de gauche et de droite. La partition s’accompagne du livret et d’un découpage dramaturgique qui détaille les intentions de jeu et les enjeux dramatiques. Varparhovski ne s’appuie pas tant sur le livret de Francesco Maria Piave que sur la partition et sur l’œuvre originale de Dumas. Il développe le sujet dans sa théâtralité en ajoutant des scènes sans chant et en étoffant certaines figures (le baron) ou en inventant (le dernier invité chez Violetta). Il réinterprète le livret, opère des coupures, redistribue des répliques.
La Kolyma soviétique du 31 mars 1945 parle avec éloge du travail de Varparhovski sans jamais citer son nom ni ceux des autres artistes détenus. On peut y lire que la théâtralisation de l’œuvre fait oublier le manque de virtuosité de l’interprétation. Sa résolution réaliste l’apparente au travail du studio d’opéra de Stanislavski. Le spectacle a un caractère de studio « qui se ne ressent pas seulement dans son aspect expérimental, mais aussi dans l’étude minutieuse des rôles et dans le bon arrangement du spectacle. Une solide connaissance de la partition permet aux interprètes de chanter sans indication du chef. Le metteur en scène s’est audacieusement éloigné de l’habituelle interprétation de cet opéra. Le déplacement de l’orchestre sur la scène aux 1er et 3e actes est une réussite parfaitement justifiée par le sujet (une soirée, un bal) et les mœurs de l’époque représentée.[10] » Tout l’art de Varparhovski consiste à avoir su pleinement exploiter le potentiel de ses interprètes sans dénaturer la musique de Verdi. L’interprétation du rôle de Violetta suscite l’approbation générale.
Le dispositif scénique
Le dispositif de l’acte I, « Une nuit chez Violetta »[11], comprend deux niveaux. Au fond de la scène, un étage fermé par un rideau est desservi de part et d’autre par un escalier à paliers successifs. En dessous, comme dans une coquille-écrin, l’orchestre muni de pupitres lumineux est installé sur la scène. L’avant-scène figure une grande salle de réception avec en son centre un piano à queue noir. Cet espace ressemble au dispositif du premier acte de La Dame aux camélias mis en scène par Meyerhold : un piano noir disposé de trois quarts, une porte d’entrée à droite, une fenêtre à gauche. La chanson à boire a lieu à l’étage derrière une très longue table ; les convives sont assis en ligne face au public dans toute la largeur du cadre de scène (composition frontale utilisée par Meyerhold dans La baraque de foire et Malheur à l’esprit). Le chœur, les danseurs, les personnages, circulent d’un niveau à l’autre.
Le décor de l’Acte II[12], « A la datcha, l’amour », tranche par son caractère intime. C’est le salon d’une maison de campagne comme un kiosque en ovale sur un plan très légèrement incliné, avec deux entrées latérales cachées par des rideaux et un petit escalier donnant sur l’extérieur. Comme chez Meyerhold, dans La Dame aux camélias, on retrouve le même souci de natures mortes, de simplicité champêtre par opposition au faste de la première soirée. Pendant son grand air, Alfredo peint le portrait de Violetta. Objet de transfert auquel on s’adresse et au regard duquel on se dérobe (le tableau est couvert et découvert), le portrait introduit la présence de Violetta dans des scènes où physiquement elle est absente. Traditionnellement, l’orchestre a retrouvé sa place dans la fosse.
À l’acte III, « le bal masqué », l’action se situe chez Flore et s’organise sur une scène à plusieurs plateaux. Au centre, un praticable avec des marches de part en part et deux petites estrades fermées par des rideaux. Au fond, un autre praticable en hauteur (le balcon de l’acte I), accessible par un escalier central, supporte l’orchestre (chez Meyerhold, pendant la fête d’Olympe, l’orchestre est derrière la scène). Le chœur s’amuse dans la fosse au début de l’acte, porte des masques de couleurs vives. Pendant l’air final, une bougie à la main, tous les participants du spectacle répartis sur le premier niveau dessinent un éventail à la pointe duquel en contrebas se tient Violetta. Le scintillement des chandelles, les pupitres de l’orchestre, créent un effet de féerie.
Le dispositif scénique de l’Acte IV, « La mort », qui figure la chambre de Violetta, est entièrement organisé selon un axe diagonal. Le fond de scène est disposé en oblique dessinant un espace triangulaire sur le modèle de la chambre de Margueritte dans La Dame aux camélias : à droite une fenêtre munie de stores, à gauche la porte d’entrée, et, devant la porte, un paravent suggérant la présence d’un lit où Violetta reste désormais alitée. L’orchestre est de nouveau dans la fosse. Sur scène figure le même piano noir qu’au premier acte, un mobilier simple et modeste.
HÉRITAGE MEYRHOLDIEN
Varparhovski a participé activement au travail de préparation de La Dame aux Camélias. Il était aussi chargé de trouver les musiques de répétitions, servit parfois d’accompagnateur, participa aux investigations du NIL, laboratoire de recherches du GOSTIM[13], visant à mettre au point un système de notation de la mise en scène.
Arrêté pour la troisième fois en 1948 à Magadan, entre autres chefs d’accusation, Varparhovski est incriminé de pastiche meyerholdien contre-révolutionnaire pour sa mise en scène de La Traviata[14]. Si les deux spectacles présentent des similitudes, ils suivent surtout des principes analogues de composition.
• Citations ou emprunts ?
Comme La Dame aux camélias, La Traviata commence par des danses et par un cancan. Chez Meyerhold, Margueritte (Zinaïda Raïkh) chante à deux reprises au cours du spectacle. Chez Varparhovski, Violetta s’accompagne au piano aux mêmes moments dramatiques : sous l’influence de sa première explication avec Alfredo et au dernier acte quand il ne lui reste plus que la mort et les souvenirs.
Dans La Traviata, Violetta lit la lettre de Germont annonçant le retour d’Alfredo, puis la quitte du regard pour la « réciter » par cœur (elle l’a lue et relue) — effet de La Dame aux camélias déjà emprunté par Meyerhold à l’interprétation d’Eleonora Duse. La mort de Violetta est mise en scène exactement comme l’était celle de Margueritte avec les mêmes effets et le même gros plan final : l’héroïne se lève, s’approche très lentement de la fenêtre, sur sa dernière réplique[15] tire brusquement le store et s’écroule dans son fauteuil, une forte lumière faisant alors irruption dans la pièce. De dos au public, le visage tourné vers la fenêtre, Margueritte/Violetta se meurt dans son fauteuil quand soudain sa main gauche privée de vie tombe de l’accoudoir.
• Choix de l’époque
Comme Meyerhold qui avait préféré situer l’époque de La Dame aux Camélias après la révolution de 1848, période de débauche où le cancan avait remplacé la valse, Varparhovski choisit de retarder l’action de 20 ans[16]. Le maître s’était inspiré des impressionnistes français, notamment de Renoir et Manet, avait travaillé, tel un orfèvre, à la reconstitution des intérieurs de l’époque ne négligeant aucun accessoire. Leonid Veneguer[17] pense plutôt les décors de La Traviata comme une toile de fond très légère, le « souffle » du spectacle qui se mêle à la musique. Il lui faut pour cela renoncer aux panneaux peints, façonner l’espace par des jeux de tentures (rideaux, tulles…) et de lumières. Dans le style de Renoir, les costumes de Vera Chourhaeva[18] déclinent une palette de contrastes destinée à mettre en valeur la figure de Violetta et à marquer les différents caractères. On est ici bien loin du faste de La Dame aux camélias.
• « Composition diagonale[19] »
La composition diagonale régit le dispositif de l’acte IV de La Traviata tout comme celui des intérieurs de Margueritte dont sa chambre à coucher. Cette organisation de l’espace, propre au théâtre classique japonais, avait déjà été utilisée par Meyerhold dans Le Second commandant d’armée de Selvinski, La liste des bienfaits d’Olecha ou à l’acte III des Noces de Kretchinski de Soukhovo-Kobyline. C’est dans La Dame aux Camélias qu’il l’a le mieux exploitée. Varparhovski a pu l’étudier en détail, pour lui la composition diagonale présente les avantages suivants :
« 1. Position naturelle de l’acteur sur scène à trois quarts[20], sous son angle le plus expressif.
2. Positionnement le plus avantageux pour les dialogues où l’importance des partenaires est différente (la majorité des dialogues).
3. Possibilité d’agrandir au maximum la composition spatiale (la diagonale est la ligne la plus longue sur une scène).
4. Meilleure visibilité (transparence) dans les compositions difficiles à plusieurs personnages.
5. Organisation tridimensionnelle de l’espace. »[21]
Dans La Traviata, Varparhovski recourt également à la composition diagonale pour la disposition du mobilier scénique, le placement et les déplacements des protagonistes. Il affectionne la position de « 3/4 dos au public ». Quand un dialogue s’organise sur un axe diagonal, créant un avant et un arrière plan et valorisant une figure plutôt qu’une autre, l’emplacement des personnages raconte alors, à lui seul, leur relation. Enfin, pour que le principe fonctionne, l’axe doit lui-même être compris dans une organisation diagonale de l’espace. Organisation qui permet d’échapper à l’étroitesse de la boîte scénique et de rendre à l’acteur un corps en trois dimensions.
• « Théâtralité de la musique et musicalité du théâtre »[22]
Durant toute sa carrière, Meyerhold s’est interrogé sur la relation réciproque à établir entre la musique et le théâtre. Musicien de formation, il exigeait « de la musique avant toute chose »[23], tout metteur en scène devait avoir une connaissance parfaite de la musique, fondement de son travail. « Théâtralité de la musique et musicalité du théâtre » trouvent chez Meyerhold leur aboutissement dans La Dame aux Camélias. Meyerhold va jusqu’à imprimer sur le programme le découpage du spectacle en mouvements musicaux. Celui-ci comporte quarante-sept numéros musicaux dont seuls quatre sont répétés à dessein psychologique et émotionnel.
De nature synthétique, l’opéra, est sans doute la réponse absolue à ce questionnement. Varparhovski, qui peut diriger un orchestre et déchiffrer n’importe quel morceau au piano, articule sa mise en scène de La Traviata en suivant scrupuleusement les mouvements de la partition. Il souligne la théâtralité de l’opéra par un jeu de contrastes aux ressorts dramatiques (éclairages, dispositif scénique, jeu de l’acteur). À l’inverse, les effets théâtraux rehaussent la musicalité de l’œuvre.
Varparhovski manie la lumière avec précision, en accents (forte/piano) et en nuances (crescendo/decrescendo). Sa gamme d’éclairages s’étend du plein feu à des touches de lumière minimalistes : une poursuite rouge vin (Alfredo, chanson à boire), un rayon de lune (Violetta, acte I), une lueur vacillante (yeux du portrait de Violetta, acte II), des reflets renvoyés par un miroir (acte IV), des bougies isolées… La lumière suit une progression descendante au cours des deux premiers actes (lumière éclatante de fête dans l’acte I laissant place à un halo lunaire quand Violetta se retrouve seule, déclin du soleil couchant dans l’acte II) et ascendante au cours des deux derniers (féerie qui clôt l’acte III, illumination mortuaire finale de l’acte IV). Elle sculpte l’espace, met en valeur l’intrigue et la composition musicale.
Comme Meyerhold, Varparhovski se sert beaucoup de bougies les substituant parfois entièrement aux projecteurs. Utilisées à l’unité ou en bouquet sur des candélabres, immobiles ou mouvantes (portées par les figurants), leurs ombres et leur scintillement ouvrent d’autres champs dramatiques.
À deux reprises, l’orchestre est sorti de la fosse et intégré à l’action scénique (soirée chez Violetta et bal de Flore). Ce déplacement augmente le contraste entre les scènes intimes et les scènes de foule, renforce le résonnement de l’orchestre dans ces dernières, alternant mode majeur (orchestre sur scène) et mode mineur (orchestre dans la fosse). Hors de la fosse, les musiciens deviennent des acteurs. À la fin de l’acte III, le chef se détourne de son orchestre vers les chanteurs ; il dirige l’action et l’émotion.
S’inspirant d’Appia, Meyerhold soutient que le metteur en scène d’opéra doit partir de la partition et non du livret. La musique étant la substance de l’action, la gestuelle de l’acteur est assimilable à une pantomime voisine de la danse. Varparhovski travaille avec les chanteurs comme avec de véritables acteurs. Il stylise, décompose minutieusement les scènes, règle leur chorégraphie à la note près (pendant l’explication de Violetta et Germont : jeu de canne et de chapeau, tête qui se lève / tête qui se baisse, main qui se pose / main qui se retire…). Chanteurs et choristes dansent, exécutent une partition gestuelle aussi complexe que celle qu’ils ont à chanter.
• Biomécanique
La partition porte régulièrement l’indication d‘otkaz. Ce terme, qui signifie littéralement « le refus », est emprunté à la biomécanique. Il désigne l’attitude qui consiste à marquer un mouvement contraire à celui que l’on s’apprête à faire (je veux donner un coup de poing, je retire mon poing en arrière), marquant généralement le début d’un exercice ou une nette coupure entre deux mouvements.
Ici, l’otkaz est indiqué chaque fois qu’un interprète commence un déplacement ou une action qu’il interrompt brutalement comme s’il était mu par une volonté contradictoire. Il est à noter qu’aucun des interprètes de La Traviata n’est passé auparavant par l’école de biomécanique.
• Fixation de la mise en scène
L’exemplaire de répétitions de La Traviata constitue une véritable partition de mise en scène. Afin de fixer le plus clairement et le précisément possible sa mise en scène Varparhovski a conservé de ses recherches au NIL un système de notes particulier : des petits triangles pour les personnages masculins et des triangles avec une base arrondie pour les personnages féminins accompagnés de l’initiale des principaux rôles. L’orientation de la pointe des triangles indique les positions débout, assise ou couchée. Des flèches numérotées chronologiquement restituent le tracé des déplacements…[24] S’il est envisageable de restituer la mise en scène dans sa globalité, il est plus malaisé de définir la nature du jeu de l’acteur. Le découpage dramaturgique suggère plutôt une analyse réaliste et psychologique de l’intrigue et du caractère des personnages, alors que la partition mentionne des emprunts aux codes de jeu « biomécanique ».
Dès 1957, toujours dans le souci de fixation d’un spectacle, Vaparhovski s’intéresse à la captation cinématographique de ses spectacles dont il est lui-même l’adaptateur et le réalisateur[25].
Citation ou hommage ?
Les témoins n’évoquent pas le plagia. Peu connaissait les spectacles de Meyerhold, aucun n’avait vu La Dame aux camélias. Ils citent la force émotionnelle de la mise en scène, son caractère inhabituel voire expérimental. Suite logique de La Dame aux camélias, on a attribué cette mise en scène de La Traviata à Meyerhold. On s’est plu à croire que ce dernier n’était pas mort mais en détention dans un camp de la Kolyma. Plus qu’une suite, c’est l’achèvement d’un travail de recherches, un hommage à l’art de Meyerhold et une interprétation originale de l’opéra de Verdi. Dans le contexte politique de l’époque et de pareilles conditions, c’est un acte de transmission qui s’apparente à un geste de résistance, une tentative improbable dans « le monde libre ».
La Traviata est toujours resté pour Varparhovski son plus beau spectacle. Ses autres mises en scène ont démontré que l’art de la composition d’un spectacle lui venait de Meyerhold, mais que son travail avec les acteurs empruntait beaucoup à l’école du MKHAT. C’est la rencontre de ces deux influences, leur synthèse créatrice, qui a défini son style théâtral.
Sources :
Bulletin du Maglag, n°6, 10/03/1945, numéro spécial consacré à La Traviata.
DUMAS fils Alexandre, La Dame aux camélias, Paris, 1974, Gallimard.
DUMAS fils Alexandre, La Dame aux camélias, pièce en 5 actes,
Exemplaire de mise en scène de La Traviata, manuscrit de Leonid Varparhovski, Magadan, 1944 (archives de A. Varparhovskaïa, Montréal).
Meyerhold Vsevolod, Ecrits sur le théâtre, tomes I à IV, Lausanne, L’Age d’Homme, 1973-1992.
Fond GOSTI, RGALI, Moscou.
La Kolyma soviétique, n°65, 31 03 1945.
KOZLOV Aleksandr, Les feux de la rampe carcérale, Moscou, Raritet, 1992.
Interview d’Aleksandr Dzygar du 15 07 1999, Moscou.
Interview de Fiodor Varparhovski.du 06 12 1997, Moscou.
Interview d’Ida Ziskina-Varparhovsaïa réalisée par Natalya Lacheva, Moscou, 1991.
Lettres de Varparhovskii à sa famille (archives de F. Varparhovski, Moscou).
PICON-VALLIN Béatrice, Meyerhold, Paris, Les voies de la création théâtrale n° 17, Edition du CNRS, 1990.
RUDNICKIJ Konstantin, Meyerhold, Moscou, Iskusstvo, 1981.
SAVCENKO Boris, Mises en scène de la Kolyma, Moscou, Znanije, 1988.
Théâtre du Goulag, Moscou, Memorial, 1995.
Traviata, programme, Magadan, 1945.
Varparhovski Leonid, Observations, analyse, expérience, Moscou, VTO, 1978
Varpakhovski, sous la direction de L. Vendrovskaja, Moscou, VTO, 1978.
VERDI, La Traviata, Avant scène opéra n°51.
[1] Direction générale de la construction du Grand Nord, GUSDS, organisation parallèle au GOULAG.
[2] PEKSA : Premier Ensemble Synthétique de Chambre Expérimental.
[3] GEKTEMAS : Ateliers d’Etat Expérimentaux mis en place par Meyerhold en 1923 destinés aux acteurs et aux metteurs en scène.
[4] Théâtre de la Jeunesse Ouvrière à Moscou.
[5] Revue illustrant la libération de Kiev qui fut effectivement libérée le jour de la représentation.
[6] Contraction pour brigade culturelle.
[7] Dixit Novogroudski, chef d’orchestre de la cultbrigade. Propos relatés par Ida Varparhovskaïa.
[8] Arrêtée en 1937 alors qu’elle commençait des études de chant, elle devient la femme de Varparhovski.
[9] Violoncelliste, formé à l’Opéra de Berlin.
[10] « Un opéra à Magadan », article de B. Melnikov in Sovietskaïa Kolyma, 31 mars 1945, n° 65, p. 4.
[11] Varparhovski renomme chaque acte.
[12] Acte II scène1 dans un découpage plus répandu.
[13] Laboratoire ouvert de 1935 à 1936.
[14] Accusation lancée par le célèbre chanteur Vadim Kozine, en détention également à Magadan.
[15] « Oh, joie » chez Piave, « Ah ! Que je me sens bien… » chez Dumas fils.
[16] On note chez Brecht comme chez Visconti le même désir de retarder l’action de vingt ans. Piave situe l’action vers 1850.
[17] Scénographe avec qui Varparhovski recollabore plus tard à Moscou.
[18] Femme du célèbre peintre Chourhaev, tous deux en détention à Magadan.
[19] Titre d’un article de Varparhovski consacré à l’étude de l’organisation diagonale de l’espace in Observations, analyse, expérience, Moscou, VTO, 1978, pp. 115-132.
[20] En français dans l’original.
[21] « Composition diagonale » in Leonid Varparhovski, Observations, analyse, expérience, op. cit., pp. 118-119.
[22] Titre d’un article de Varparhovski consacré à cette problématique. Op. cit. p. 71.
[23] Verlaine.
[24] RGAKI, fond GOSTIM.
[25] Il porte à l’écran sa mise en scène de La morale de Madame Doulskaïa de G. Zapolskaïa, créée en 1955 à Kiev.