Les Mises en scène de la guerre
Peut-on représenter la violence, la mort, la souffrance sans tomber dans le registre convenu de la dénonciation et de l’indignation ? Cet ouvrage collectif analyse une « esthétique de la guerre » qui, naviguant entre spectacularisation et distanciation, renvoie le cinéma et le théâtre à leurs propres limites.
Si le xxe siècle a été celui des guerres, il a été aussi celui de l’avènement de la mise en scène de théâtre et de cinéma. Cet ouvrage interroge le lien étroit et vivant entre guerre et mise en scène, tant théâtrale que cinématographique. Car le phénomène de la guerre, à travers lequel s’écrit ?l’histoire du siècle, n’en finit pas de questionner la représentation artistique, et de renvoyer le théâtre et le cinéma à leurs propres limites, éthiques et esthétiques, les invitant à dépasser celles-ci pour s’inventer des formes nouvelles.
Abordant les représentations de cinq périodes ou conflits charnières, la Première et la Seconde Guerre mondiale, les guerres postcoloniales, les guerres du Proche-Orient, le conflit en ex-Yougoslavie et l’après-11-Septembre, les études rassemblées ici sont l’oeuvre d’universitaires, de spécialistes, et ménagent une parole aux artistes eux-mêmes (cinéastes, metteurs en scène, auteurs, traducteurs). Elles abordent le traitement fictionnel aussi bien que la démarche documentaire, en faisant la part de leurs interpénétrations. Se dessinent de la sorte un panorama des événements les plus tragiques et destructeurs de notre histoire contemporaine, mais aussi un parcours des oeuvres qui, depuis cent ans jusqu’à notre plus récente actualité, se sont acharnées à construire une mémoire vivante de notre passé et de notre présent.
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EXTRAIT
La Folie de Janus de Sylvie Dyclo-Pomos
pp. 281-293
Décembre 2005, Brazzaville, Mantsina sur scène, Festival des écritures contemporaines organisé par l’association Noé-culture. À l’invitation de son directeur artistique Dieudonné Niangouna, j’assiste notamment à une lecture de La Folie de Janus de Sylvie Dyclo-Pomos. Je suis saisie par la qualité du texte, la force de ses images et le courage de l’auteur à parler d’un sujet politique aussi brûlant. Je lui soumets mon envie de porter son texte à la scène, s’ensuivent un dialogue et un spectacle qui voit le jour un an plus tard à l’édition de Mantsina sur scène 2006.
Le texte fait référence à des événements historiques traumatiques très précis qui se sont déroulés moins de six ans plus tôt à Brazzaville, devenus sur la scène internationale « l’affaire des disparus du Beach ».
« L’affaire des disparus du Beach »
L’affaire a fait suite à une crise politique aiguë et à une succession de guerres civiles et fratricides au Congo. En 1992, Pascal Lissouba a remporté les élections libres, écartant Denis Sassou Nguesso du sommet de l’État où il siégeait depuis des années. La première guerre a éclaté en 1993 et a opposé le président de la République, Lissouba, au maire de Brazzaville, Bernard Kolélas. De juin à octobre 1997, la seconde guerre a vu s’affronter les partisans de Sassou Nguesso à ceux de Lissouba et de Kolélas, des milliers de civils ont été tués. Trois milices contrôlaient la capitale, Brazzaville : au Sud les Ninjas (milice de Kolélas), au centre les Cocoyes (milice de Lissouba), au Nord les Cobras (milice de Sassou Nguesso) dotant le conflit d’un caractère ethnique. Sassou Nguesso s’est de nouveau imposé à la tête du pays, non sans l’aide de la France qui a toujours préféré le sens des affaires de ce dernier et qui garantissait ainsi les intérêts d’Elf, principal exploitant du pétrole congolais. En 1998, le nouveau pouvoir a initié de violentes offensives militaires en direction des régions sud du Congo et des quartiers sud de Brazzaville où vivaient les populations originaires du Sud, opérant un véritable « nettoyage » qui a entraîné la fuite de centaines de milliers de personnes vers la forêt du Pool et vers la République démocratique du Congo (RDC ou ex-Zaïre). Courant 1999, dans un simulacre de réconciliation et de normalisation, le président Sassou Nguesso a lancé des appels au retour à ses compatriotes expatriés et un accord tripartite a été signé entre le Congo Brazzaville, la RDC et le Haut-commissariat aux réfugiés (HCR), qui garantissait la sécurité des rapatriés sous forme d’un couloir humanitaire. Entre le 5 et le 14 mai 1999, les déplacés sont rentrés par bateau depuis Kinshasa et ont accosté au port fluvial de Brazzaville, baptisé « Beach ». À leur arrivée, ils ont été « triés » en différents groupes : les hommes jeunes, notamment, « d’origine douteuse », ont été arrêtés par des éléments de la garde présidentielle, emmenés dans des lieux tenus secrets, où ils ont été torturés, mutilés, sommairement exécutés, enfermés dans des containers et noyés dans le fleuve Congo. Plus de 350 personnes ont été portées disparues.
La pièce relate le destin d’un de ces déplacés. Elle le situe au moment de son retour à Brazzaville, juste après qu’il a accosté au Beach avec ses congénères, un beau matin des premières semaines du mois de mai 1999. Durant la guerre civile de 1998, Zatou a fui Brazzaville et s’est réfugié dans la forêt du Pool (région dont il est originaire), puis dans un camp du HCR en RDC. Au Beach, dans l’attente d’être emmené au site où les rapatriés sont accueillis avant de rentrer chez eux, il se remémore ses mois d’égarement en forêt, où, livré à son triste sort, sans soins ni nourriture, il a survécu au milieu des cadavres et des bêtes sauvages. Il évoque aussi les exactions dont a été victime sa famille : l’exécution par balle de sa femme, le viol et le meurtre de ses quatre filles qu’il a été forcé d’accomplir, le carnage de ses trois fils confondus aux rebelles et dépecés en morceaux (dans sa fuite, il a retrouvé le bras du benjamin et la tête du cadet). En camp, en RDC, il a fait la rencontre d’une femme, dont la grand-mère et les enfants ont été violés et massacrés, à l’exception d’un de ses fils, Darence, contraint de souiller sa propre mère. Pour restituer le témoignage de cette femme, Zatou se métamorphose en nouant un pagne autour de ses reins et en attachant un châle sur sa tête. Il est cette femme le temps de son récit à elle, puis il redevient Zatou. L’attente au Beach le fait glisser dans ses souvenirs, mais le temps passe et ses chances d’arriver au site s’amenuisent. Il est conduit vers une destination inconnue, enfermé dans un container, et, jeté avec d’autres, dans ce cercueil rouillé, au fleuve Congo.
Pensée comme un chant contre l’oblitération de la mémoire et l’oubli, La Folie de Janus est le récit d’une disparition parmi tant d’autres, où de nombreux Congolais peuvent reconnaître l’histoire de l’un de leurs proches. Le chiffre officiel de 350 disparus ne représente que la partie visible de l’iceberg, beaucoup des familles concernées n’ont pas osé témoigner par peur de représailles, car victimes et bourreaux vivent ensemble, au quotidien, sur le même territoire, dans un climat de duplicité et de crispation permanentes. La suite des événements a confirmé l’état de tension entretenu par les autorités congolaises et illustre l’un des plus délirants dossiers judiciaires de la « Françafrique », à ce jour non encore résolu.
En effet, quelques hommes ont échappé aux exécutions et sont venus frapper à la porte d’organisations humanitaires pour se soustraire à leurs bourreaux, faire entendre la voix des victimes et tenter de leur rendre justice. Alertée, la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH) avec à sa tête, maître Patrick Baudouin, futur avocat des parties civiles, s’est emparée de l’affaire et a ouvert au tribunal de Meaux une instruction pour « crimes contre l’humanité ». La justice congolaise a organisé un procès durant l’été 2005 qui a abouti à la reconnaissance sans auteur des disparitions forcées courant 1999, se limitant à condamner l’État congolais à dédommager les ayants droit des disparus. L’instruction de Meaux a été suspendue pour « conflit de compétence entre la France et la République du Congo ». Mais la Cour de cassation a confirmé le 10 janvier 2007 que « la justice française est compétente pour poursuivre et réprimer les auteurs des crimes de tortures qui ont conduit au massacre de plus de 350 personnes au Beach de Brazzaville en avril et mai 1999 ». Elle a donné son feu vert le 9 avril 2008 pour que l’instruction se poursuive devant les juridictions françaises ; une nouvelle juge d’instruction a été nommée. Dix ans après les disparitions, la Fédération internationale des droits de l’homme, la Ligue française des droits de l’homme (LDH), l’Observatoire congolais des droits de l’homme (OCDH) et le Collectif des parents des disparus du Beach de Brazzaville continuent d’appeler à l’établissement de la vérité et à ce que les responsables répondent enfin de leurs actes devant une justice équitable.
Une « zone de non-existence »
[Je reprends ici l’expression de Françoise Davoine et Jean-Max Gaudillière, employée pour désigner l’endroit de leur travail. Voir Françoise Davoine, Jean-Max Gaudillière, Histoire et trauma, La folie des guerres, Paris, Stock, 2006, p. 36.]
Porter La Folie de Janus à la scène, c’était mettre en lumière une zone de non-existence, c’était une tentative de remédier à l’impunité, de transgresser le silence d’un peuple contraint à se taire. « Mais quelles que soient les mesures prises pour effacer faits et gens de la mémoire, les éradications, même parfaitement programmées, ne font que mettre en marche “une mémoire qui ne s’oublie pas” et qui cherche à s’inscrire. »
Comme dans beaucoup de pays anciennement colonisés, où les conflits civils se succèdent, le recours aux armes parmi la population a supplanté le dialogue et est devenu l’unique moyen de négociation. Plus que les armes, la guerre obsède les esprits. Pour exemple, durant l’été 2006, nous avons travaillé à N’Toula, village à quelque 20 kilomètres au sud de Brazzaville, en plein air, sur une parcelle défrichée, à flanc de coteau. Un soir, alors que nous répétions et que l’écho de la voix de l’acteur résonnait dans tout le village, des habitants ont pris peur, croyant à une résurgence de la guerre et au retour des « rebelles ». Une femme, effrayée par le flot incessant des paroles, par la puissance des cris augmentée par l’écho, avait alerté son mari et les habitants des maisons voisines. Muni de machettes, un petit cortège s’était alors dirigé vers notre lieu de travail, avant de comprendre qu’aucune menace ne pointait.
Parler de ce qui dérange, avec la conscience de représailles possibles pour l’auteur de la pièce, Sylvie Dyclo-Pomos comme pour l’acteur, Ludovic Louppé, pour avoir oser affirmer ce que le gouvernement congolais veut justement effacer (l’un comme l’autre ont été convoqués après les représentations brazzavilloises par les renseignements généraux locaux sous un prétexte fallacieux, en guise de mesure d’intimidation). Or ce qui dérange, au-delà du récit des atrocités de la guerre, c’est celui de son dénouement qui n’en est justement pas un.
Forme du texte et structure
La pièce se présente comme un témoignage, non pas sur le principe du verbatim, où l’auteur aurait repris mot à mot des récits qu’on lui aurait faits, mais comme une compilation de son vécu pendant la guerre, d’une investigation réalisée auprès de certains acteurs et d’informations glanées sur Radio France internationale, unique source, selon l’auteur, d’information objective et non corrompue sur l’affaire audible au Congo. Tous les personnages ont potentiellement existé, mais dans des corps et des temporalités différents. Il s’agit donc d’un témoignage recomposé, sur le mode d’une mosaïque documentaire. Même si se remémorer est en soit un travail de reconstitution, il s’agit ici d’une fiction sur le mode du témoignage.
L’écriture de la Folie de Janus est singulière. Semblable à un long poème, elle alterne vers libres et prose. Les points sont absents des passages en vers et rythment la diction du comédien par la suspension induite du passage à la ligne. Le texte comporte plusieurs adresses et modes de parole : son témoignage au monde, les répliques en direction de son moi, ses apostrophes aux autorités, l’histoire de sa femme, les restitutions de récits d’autres personnages (un homme politique, sa femme Héléna, le maire qui les a mariés, la mère de Darence, le tortionnaire enfant soldat Vinki-la-main-noire), ses apartés au public. Sont en prose le discours de l’homme politique, l’histoire et le récit rapporté de sa femme, les répliques de Vinki-la-main-noire, ses invectives aux autorités, ses apartés au public. Forme poétique dans l’utilisation récurrente de figures de style, dans ses répétitions semblables à des refrains, le texte ressemble à un chant plutôt qu’à un manifeste. Il suggère, joue avec les mots, fabrique des images inattendues, empruntant au « folklore » congolais.
De par sa thématique, le texte pose précisément la question de l’indicible. Est-il possible de tout dire ? De tout dire au théâtre ? Comment dire l’indicible ? Comment faire entendre l’horreur comme les descriptions des viols incestueux orchestrés par une ethnie contre une autre, l’humiliation suprême d’un peuple contre lui-même ? Le texte de La Folie de Janus n’est ni indécent ni complaisant, mais les faits qu’il expose sont insoutenables.
Dans chaque village où suis passé j’ai creusé un trou C’étaient des êtres humains Il ne reste que de simples noms gravés dans les annales du malheur La belle femme noire que je voyais dans le village de ma mère A péri avec ses deux gosses sur sa poitrine Elle n’a pas pu courir plus loin que les autres Une roquette les a rattrapés Mes trois fils avec leur gabarit de boxeur Ont été confondus aux rebelles J’ai été forcé de jouir avec mes filles avant de les faire voyager Me voici, le contraire d’une graine d’arachide Comment ont-ils osé cela ? Mon oncle escalade sa mère, comme un alpiniste, il jouit à haute voix Mon frère souille sa grand-mère Sur l’ordre des kalaches, mon cousin de 40 ans bousille sa fille de 10 ans Dites-moi, quel prix doit-on donner à celui qui a inventé l’arme ? Il a toutes les guerres du monde sur la conscience [Sylvie Dyclo-Pomos, « La Folie de Janus », dans Écritures d’Afrique, p. 76]Ou encore, ce moment où Zatou évoque comment il a appris que ses fils avaient été massacrés, en retrouvant et en identifiant des morceaux de leurs corps :
Dans ma fuite, j’ai rencontré les miettes de mon troisième fils J’aimais bien faire des cadeaux à mes petits Le dernier que j’ai offert à mon troisième, un bracelet en argent Dans ma débandade, j’ai vu un bras isolé Un bras sans corps Sur le poignet de ce bras, j’ai vu un bracelet Sur ce bracelet, j’ai lu un nom Et ce nom… Celui de mon troisième [Sylvie Dyclo-Pomos, « La Folie de Janus », dans Écritures d’Afrique, p. 76]S’il y a un risque que le spectateur devant tant de violence se refuse à écouter donc à entendre les exactions qu’ont subies les victimes de ce type de conflits, il y a sûrement un risque plus conséquent pour celui qui a les moyens de les exposer d’accepter de les taire ou de les minimiser. L’indicible est peut-être difficilement dicible, mais il trouve une transposition au théâtre grâce au champ distancié de la représentation et aux outils qu’elle convoque. Dans le cadre de La Folie de Janus, cette distanciation s’opère à trois niveaux, selon trois filtres successifs : celui de l’écriture puisqu’il s’agit d’une fiction (on l’a vu, sur une base documentaire), celui de la mise en scène et des médias qu’elle met en œuvre et celui de l’interprétation de l’acteur. Trois filtres qui néanmoins convergent pour faire revivre la parole des vivants et leurs traumatismes.
La parole du témoin
L’homme a vécu la guerre, il l’évoque sans larmes. Nul ne sait mieux rire de l’horreur que quand elle est sienne. Il lui faut surmonter, évacuer pour continuer à vivre, transformer le récit de son existence en un film dont il est le héros. L’odeur du sang, les restes des autres éparpillés sur le sol, la crainte des brodequins qui s’approchent pour vous régler votre compte (ce n’est pas encore pour moi, c’est pour le voisin), la loi du hasard (pourquoi moi plutôt qu’un autre ? pourquoi lui et pas moi ? pourquoi ai-je survécu ?, etc.), l’effroyable solitude et la difficulté d’être un rescapé. Seuls les morts seraient des témoins authentiques et auraient légitimité à parler ? Mais comment faire parler les morts ? Ou plutôt tous ceux qui ont vu et connu peuvent témoigner, il n’y a pas de petits et de grands témoignages et il s’agit de rendre la parole à tous ceux qui ne sont plus. Le témoignage fait appel à la confiance de l’autre (ici le public) et en appelle à sa crédibilité et à une entente implicite sur sa véridicité comme sur la véracité historique du propos rapporté, ainsi que sur sa fiabilité mnésique : j’y étais ; croyez-moi ; sinon adressez-vous à quelqu’un d’autre qui n’aura lui-même rien d’autre à offrir qu’un autre témoignage, plus ou moins vrai et plus ou moins fiable. Témoigner pour un monde meilleur, pour que l’histoire marque la pause, pour que la vérité éclate au grand jour, pour restituer la parole à « tous ceux que la puissance du silence a engloutis au fond de l’oubli ».
Depuis plusieurs spectacles, je m’interroge sur le statut de la parole du témoin au théâtre qui induit une langue et une adresse au public particulières que j’envisage directes, mais sans affect, afin de toujours conserver une distance et de laisser le spectateur aller jusqu’au bout du récit. Le recours à un microphone HF délivre le comédien de l’effort vocal et minimise l’effet théâtral, ici mal venu car générateur de pathos. L’acteur fait acte de témoignage pour toutes les paroles empêchées, car si la parole n’est pas restituée ici et maintenant elle ne pourra pas trouver d’existence à proprement parler. Le théâtre devient le champ de sa légitimité. Le spectateur devient alors à son tour témoin, certes indirect, mais témoin au sens de passeur de mémoire. La Folie de Janus propose une contemporanéité quasi immédiate, sans que l’histoire n’ait permis de dénouement possible. L’issue du procès de l’affaire, la nature du gouvernement en place, le traumatisme de la population, qui, pour une grande partie, a choisi de se taire, font de ce texte un chant contre l’oblitération de la mémoire.
Dans La Folie de Janus, le comédien Ludovic Louppé, seul en scène, porte la voix individualisée mais plurielle des disparus du Beach, comme une voix universelle, celle de la mémoire d’un peuple. Tour à tour homme puis femme, victime puis bourreau, il endosse les différents visages de la guerre. La transformation d’homme en femme se fait grâce à de très simples accessoires. Un foulard, un pagne, un chant de pleureuse, des lumières font basculer les spectateurs dans le monde de la mère de Darence. Des changements de posture et de registre vocal suffisent à faire revivre la verve machiavélique des hommes politiques qui sacrifient les populations en détournant les dons humanitaires de la France ou la hargne du terrifiant Vinki-la-main-noire, pour qui l’horreur n’a pas connu de limites.
La série de débats organisée à l’issue de la reprise parisienne du spectacle à Confluences du 10 au 22 mars 2009, dans le cadre d’un cycle intitulé « Afrique : violence extrême en héritage » qui réunissait une exposition de photographies de Philip Poupin sur la guerre au Kivu, des projections de films documentaires, des rencontres et la pièce, en ont confirmé l’enjeu. Le programme des débats et des films s’articulait avec les thématiques abordées par le spectacle, tout en le recontextualisant à l’échelle du continent africain : « L’affaire des disparus du Beach », « Les conflits postcoloniaux », « Témoigner de la guerre », « Le viol comme arme de guerre », « Les enfants soldats », « Le traumatisme de guerre », « Autres guerres, autres témoins », « L’influence de la guerre chez les artistes congolais ». Le Congo Brazzaville partage avec nombre de ses voisins un héritage qui le paralyse. Le génocide rwandais, le scandale des disparus d’Algérie, les incidents ethniques en Côte-d’Ivoire, pour ne citer qu’eux, les mécanismes de terreur d’une violence sans précédent qui affectent de nombreux autres pays, expriment tous le profond état de trouble que connaît l’Afrique postcoloniale. Les réactions des spectateurs congolais qui se sont exprimés traduisent bien cette confusion. Comment dégeler l’affaire, faire entendre la voix des familles des disparus du Beach, sans pour autant entacher la vieille amitié pétrolière françafricaine ? L’absence au rendez-vous proposé de la communauté congolaise, pourtant assez conséquente en Ile-de-France, a montré l’étendue du traumatisme : refuser sa mémoire, c’est condamner son avenir.
Donner forme au trauma
Témoigner consiste à reconstituer, à reconstruire. Je dis pour ne pas me taire, pour évincer le silence, pour affirmer que je suis encore, malgré mon moi réduit à néant. Mais si le théâtre est le lieu premier de la parole et si celle-ci ne suffit pas à tout dire, parce que les mots se coincent dans la bouche du témoin car leur énonciation le fait inexorablement rebasculer dans l’insupportable, il faut trouver un substitut au verbe. J’ai fait le choix de l’image. Déclinaison du portrait en très gros plan du comédien, une vidéo est projetée en grand au-dessus de sa tête sur un écran de 1,80 sur 2,10 mètres, face au public. Un portrait qui devient un partenaire de jeu à part entière, tel un double avec qui Zatou dialogue, son moi malade, meurtri, grimaçant, son moi rendu hideux par la violence de la guerre. Cette tête se fait l’écho de ses pensées les plus intimes et les plus monstrueuses et suit une partition tout le long du spectacle, se déformant et se métamorphosant selon les sentiments qui l’assaillent. Elle est l’illustration de la « folie de Janus », ce Dieu au double visage, pris entre le bien et le mal, le passé et l’avenir. Remédiant à « l’insuffisance de la parole » et à sa faculté libératrice, au sens où certains psychiatres l’entendent, la vidéo devient l’endroit du transfert. Elle rend l’évocation du traumatisme possible tout en déplaçant l’émotion. Elle la reporte sur un autre sujet, immatériel, donc distancié. Élément clé de la dramaturgie, la vidéo constitue un outil indispensable à la syntaxe générale du spectacle et outrepasse la fonction du verbe.
Telles des ponctuations dramatiques, des vidéos de paysages nous ramènent à la réalité géographique du propos. La première, très pixellisée parce que zoomée au montage afin de faire disparaître le lieu du tournage (marché Total de Brazzaville), suggère la foule informelle dont Zatou fait partie au moment de son arrivée au Beach. Elle s’accompagne d’une bande-son prise en cachette au Beach en 2006 au moment du départ d’un bateau pour Kinshasa. Le ton et la brutalité des militaires, qui surveillent ce poste frontière et qui n’hésitent pas à user de leur chicotte, laissent présumer des violences qui ont eu lieu alors. La seconde vidéo est un plan-séquence filmé d’une voiture en marche (rolling) du trajet du Beach jusqu’à l’endroit présumé des exécutions, aux abords du palais présidentiel. Au montage, un traitement consistant à fragmenter l’image heurte l’œil et ne permet pas à celui-ci de se saisir d’une image, comme si le cerveau se refusait à reconstruire ce parcours meurtrier. Un accompagnement de fréquences sonores saturées renforce encore l’impression d’oppression. La troisième vidéo montre en gros plan et donne à entendre les cataractes du fleuve Congo : l’eau des rapides s’écrasant impétueusement sur les rochers et jaillissant dans les airs. Elle renvoie à la brutalité infligée au corps des victimes.
Pendant au témoignage dans La Folie de Janus, la vidéo est, depuis 1997, présente dans tous mes spectacles, avec un statut changeant selon les besoins dramaturgiques du propos exposé. Enfant du cinéma, l’image a pour moi un pouvoir d’expression différent, voire supérieur à celui des mots. En pratiquant un théâtre mâtiné de vidéo (entre autres arts convoqués), c’est la complexe complémentarité du verbe et de l’image que je cherche à explorer, dans l’idée d’une écriture scénique plus globale qui mêlerait plusieurs médias. Il est devenu pour moi, en termes de geste spectaculaire, impossible désormais de les dissocier.
Seul élément de décor, l’écran de projection, flottant dans le vide au-dessus de la tête de l’acteur, semblable à une voile de bateau, suggère l’embarcadère où Zatou a accosté et la traversée qu’il a accomplie pour rentrer au pays. Elle est aussi la métaphore de sa traversée intérieure, du voyage dans ses souvenirs de la guerre et de son exode. Au lointain, sous l’écran, une ligne de néons filtrés en bleu symbolise le fleuve qui sépare les deux Congos.
Dénouement
Zatou débarque au Beach avec une vieille valise cabossée, la seule de ses compagnons d’infortune qui l’ait suivi jusqu’au bout, unique vestige de sa vie d’avant la guerre, d’avant le cauchemar. Il attend des heures interminables, alors que plusieurs vagues de réfugiés sont triées et dirigées vers le site. Il est soudain jeté avec violence dans un bus et entassé avec d’autres de ses congénères, mais sa perception se brouille, le bus se transforme en container rempli de cadavres brûlés, livré aux eaux troubles du fleuve Congo.
L’auteur signifie clairement la mort de Zatou, asphyxié par noyade. Quelle transposition spectaculaire trouver à son agonie ? J’ai choisi de déplacer l’émission du son dans le public, comme une voix résiduelle murmurée à l’oreille des spectateurs réduits à l’état de corps sensibles (devenus eux aussi des victimes potentielles), et d’accompagner sa parole d’écoulements d’eau et de bruits de fer qu’on cogne, tel un container qui sombrerait inexorablement dans les flots en heurtant des récifs. L’acteur est hors champ et bruite la scène depuis les coulisses. La vidéo n’exprime alors plus rien, elle laisse la place au vide, comme si tout se concentrait autour de son dernier souffle et puis, sur ses ultimes râles, elle revient, progressivement, déversant sur l’écran la colère du fleuve Congo, impuissant devant tant d’impunité.
La mise en place de tribunaux internationaux tend à pallier les écueils de l’histoire, mais ceux-ci sont si nombreux, que trop souvent les pays juges devraient aussi s’asseoir sur le banc des accusés. Le théâtre n’est sûrement pas un remède à l’impunité, mais il peut prétendre, grâce aux mécanismes de distanciation qu’il met en jeu, à une fonction réparatrice, en permettant aux victimes de faire résonner différemment leurs voix et par là même de divulguer autrement leur histoire.
Texte : Sylvie Dyclo-Pomos
Mise en scène : Judith Depaule
Jeu et costume : Ludovic Louppé
Vidéo, programmation et son : Olivier Heinry, Thomas Pachoud
Lumières : Brunel Vivien Makoumbou
Bande-son du rolling : Philip Griffith
Production : Virginie Hammel
Coordination des débats : Nadia Choukroune